Année 1976 n ° 3

Le Bourdon et la mérelle

 


            Avertissement liminaire

    Il convient d’abord de dissiper toute équivoque : les considérations qu’on propose ici sont nettement paralinguistiques : Il ne s’agit nullement d’étymologie, soit profane, soit prétendument ésotérique. Si « ésotérisme » il y a, celui-ci s’apparenterait aux jeux et logogriphes de la Kabbale, - passionnante gymnastique intellectuelle, - reposant, comme ceux-ci, sur des allusions et des rencontres de vocables intentionnelles, dont on tient à souligner l’arbitraire au regard de la docte science du langage. C’est même cet arbitraire qui importe ! 
    Ceux qui ont agencé le langage conventionnel et allusif employé ici savaient ce que parler veut dire !
    Entre le « bon mot » du farceur et « l’indication » discrète de l’initié, il y a, malgré la similitude du procédé, un abîme, quant aux fins poursuivies. Il y a également incompatibilité, mais d’un tout autre ordre, entre ce code judicieusement élaboré et les associations d’idées, de sons ou d’images plus ou moins spontanées, que cultivent certaines écoles littéraires d’aujourd’hui, et qui relèvent d’un autre domaine.
    Autre chose : les deux alchimies, spirituelle et métallique, se répondent strictement, s’imbriquent même parfois. C’est sur la seconde qu’on a davantage insisté ici. La première est objet d’expérience intime et ne peut être décrite qu’analogiquement, en fonction de l’autre ; il suffit de lire Jacob Boehme pour s’en convaincre. On a donc jugé honnête et prudent de n’en point discourir témérairement. Une carte routière n’apporte pas la connaissance objective, vécue d’une contrée. On n’obtient celle-ci qu’en se donnant la peine d’y aller voir. Seul, celui qui en a parcouru les moindres sentiers peut en parler avec autorité, que l’auteur de ces lignes ne se reconnaît nullement.


LE BOURDON

    Le bourdon et la mérelle (ou marelle) étaient les attributs pour ainsi dire rituels du pèlerin d’autrefois qui, en accomplissant un voeu, se rendait, par petites étapes, à quelque sanctuaire, en particulier à Saint-Jacques de Compostelle, que les anciens alchimistes eurent toujours en grande dévotion.
    A ce propos, il y aurait beaucoup à dire sur les auberges et refuges qui jalonnaient les routes menant à ces anciens centres spirituels, auberges qui se signalaient assez souvent aux pieux voyageurs par des enseignes aux figurations et aux devises convenues : il y avait foison d’hostelleries « des Trois Rois Mages » ou « de la Belle Etoile », concurrençant la multitude des « Cheval Blanc » et des « Point du Jour ».
 
  Revenons au principal. Le « Bourdon » était un long et solide bâton dont le haut était taillé en forme de gourde. Le plus souvent, une vraie gourde, compagne obligée de l’errant, y était fixée. Dans l’ordre spirituel, la « gourde » était analogue à la « dive bouteille » et au « chaudron » contenant l’élixir d’immortalité dont parlent les anciens bardes gallois. La « mérelle » était notre coquille Saint-Jacques, qu’on portait
ostensiblement, fixée à son chaperon ou à son manteau de voyage. On se représente aisément le bon Flamel, muni de ces deux attributs, faisant ses adieux à Dame Pernelle, « discrète et secrète », avant de tenter la grande aventure qui devait bouleverser sa vie monotone d’écrivain sédentaire.

    Dans l’iconographie chrétienne, le bourdon est un attribut assez constant de Saint-Jacques et de Saint Roch. Ce n’est point faire tort à ces deux vénérables figures que remarquer, en passant, que Jacques est un diminutif de Jacob, ce qui nous remet en mémoire certain épisode de l’Ancien Testament, reproduit dans le Frontispice du célèbre Mutus Liber, Jacob s’est endormi, la tête sur une Pierre et fait le songe qu’on connaît : une échelle dont le sommet se perdait dans les cieux et où montaient et descendaient sans cesse les anges de l’Eternel !
    A son réveil, il consacre la pierre dont il avait fait son chevet et la dresse sur place en témoignage. Il est dit dans la Genèse (XXVIII, 19) : « Et il baptisa ce lieu Béthel, mais le nom primitif de la ville était Luz ».
    Le mot Béthel (« Maison-Dieu », bétyl, Pierre « tombée du ciel ») est pour ainsi dire la paraphrase de premier nom de ce lieu (lieu solitaire, évidemment, en contraste avec le nom de « ville » que lui donne le texte).
    Ce premier nom est Luz « amande ». Comme la Pierre des Sages est céleste et terrestre, terrestre d’apparence et céleste par le feu potentiel qu’elle renferme, l’amande cache, sous une dure écorce, le fruit savoureux du labeur de l’artiste. Si l’on veut bien se souvenir du songe de Nabukadneçar, interprété par Daniel, on saisira un certain rapprochement avec le vocable de Maison-Dieu que porte la seizième carte du Tarot classique et qui permettra peut-être d’en rétablir la vraie figure. Je note à ce propos, comme mon ami regretté Auriger le fit dans Le Voile d’Isis, que la majorité des cartes du Tarot ont un sens alchimique très net, ce qui n’exclut point d’autres significations.

    Sans poursuivre ces rapprochements, je rappellerai que le nom de Saint-Roch peut, lui aussi, se traduire par « pierre ». Il n’est nul besoin de ramener ce saint à l’état mythique ou de contester sa vie miraculeuse pour admettre que la concordance d’un de ses attributs avec l’un de ceux de Saint-Jacques puisse être le fait d’un choix plutôt que celui du hasard. J’ajouterai à ces présomptions que l’Eglise célèbre Saint-Roch au lendemain de l’Assomption de la Vierge, le 16 août, et que ce saint, invoqué comme guérisseur, aurait arraché nombre de pestiférés à une mort imminente par la vertu du signe de la Croix. Or, la correspondance physique de l’Assomption de la Vierge est la sublimation de la Pierre. Est-il besoin de rappeler que la croix est le symbole graphique du « creuset » ? A qui me reprocherai d’entendre au matériel un mystère de la Foi, je répondrai en le renvoyant au symbole de l’Echelle de Jacob : rien n’est dans le Ciel qui n’ait sa correspondance sur la terre, en passant par une infinité d’échelons intermédiaires !

    Pour en revenir au bourdon, s’il est peu concluant de noter que dans certaines campagnes la guimauve est nommée « bourdon de Saint Jacques », il est plus intéressant de se souvenir que le Chemin de Saint-Jacques désigne la Voie lactée. Le peuple n’invente rien, mais il s’entend merveilleusement à déformer et à matérialiser les enseignements sacerdotaux qu’il reçut de tous temps. La Voie lactée, qui figurait dans les mystères orphiques, dont un des mots de passe était : « chevreau, je suis tombé dans le lait » avait une certaine importance hermétique, et Cyliani, dans Hermès
dévoilé, y fait une allusion mûrement pesée que j’éviterai de commenter. Je n’aurai garde d’omettre, par contre, que cette même Voie lactée porte, dans le bardisme gallois, le nom de Caer Gwyddon, « Château de Gwyddon », du nom d’un des trois astronomes légendaires de l’Ile de Bretagne, lequel aurait appris la magie de Math, fils de Mathonwy. Ce nom de Math, signifiant « ours » peut s’entendre comme représentatif de la constellation de ce nom.

    La Voie lactée et l’Ourse ! Nous ne sortons pas de la saine tradition hermétique, et ce n’est pas au hasard que l’adepte Cyliani les associe dans son songe, assez révélateur. Eugène Canseliet a d’ailleurs traité de l’Ourse, avec sa compétence, dans Deux Logis alchimiques. Parmi les cartouches et emblèmes de Camillo Camilli, gravés par Girolamo Porro (Venise, 1586), d’un hermétisme criant, il en est un qui résume admirablement ce qui précède : Quittant son rocher, un aigle, ailes éployées, s’élève vers une ourse, planant sur une nuée. Devise : « Et solo altro non haggio ».

    J’ajouterai, - et ceci nous éloignera peu de notre sujet, - que la lance à forte poignée avec laquelle les champions s’affrontaient dans les tournois s’appelait également un bourdon. La lance et son légendier ouvrent un champ si vaste à l’exégèse, que mieux vaut s’abstenir de le fouler présentement, sous peine de n’en pas sortir de si tôt ! Autre rapprochement, qu’on peut tenir pour fortuit : « bourdon » et « coquille » désignent dans l’argot typographique les fautes à corriger. Ce qui me remet en mémoire que le mot « bourde » signifie proprement : « conte inventé pour donner le change à autrui, mystification ». Que ce même mot ait anciennement désigné un sel de soude, le « nitre », natron ou « Salnitter », est sans explication comme sans étymologie, mais n’est peut-être pas sans intérêt pour le chercheur.
 


LA MERELLE


 


    La mérelle ou coquille n’est non plus indigne de quelque exégèse.
    Nous laisserons de côté la « grande Histoire » : Vénus et sa conque, Viçnu et sa canka, d’autant plus que la « petite Histoire » est suffisamment instructive. Etymologiquement, le mot « coquille » est ambigu et, selon les doctes, résulterait d’un croisement phonétique autant que sémantique entre conque et coque. Si bien que la coquille est en somme un petit coq, tel celui qui orne traditionnellement nos clochers, surmontant la croix cardinale et nous invitant, - si nous sommes inquisiteurs de science, - à lever les yeux au ciel pour y contempler l’hiéroglyphe du Mercure. On sait d’autre part que le coq, avec la tortue, notons ce point, est un des animaux figurant le plus souvent auprès d’Hermès, ce, nonobstant sa nature martiale et solaire.

    La coquille n’est pas seulement un « cochet », mais le contenant étant pris pour le contenu, un « poulet », désagréable surprise des œufs incubés. Inutile d’épiloguer sur le fait que le vase de l’œuvre (pris au sens restreint instrumental) était souvent nommé « œuf philosophique » pour plus d’une raison, dont la forme ovoïde du vase matériel n’est sans doute qu’une des moindres.

    Qu’on me passe ici une digression. Autrefois, les pèlerins qui se rendaient à Saint- Jacques de Compostelle, nantis des symboliques coquilles, les laissaient au terme de leur voyage et s’en procuraient d’autres in situ, qu’ils rapportaient, fixées à leur chapeau. Il est bien dommage qu’on ne sache pas si la coquille du retour était ou non agrémentée d’une perle ! Quoi qu’il en soit, une coutume analogue existait chez ceux qui prenaient par au pèlerinage du Mont Saint-Michel, sous l’invocation de l’Archange dont la lance (on se retient d’écrire « le bourdon » ou l’épée transperça le Dragon, image dont les hermétistes usèrent plutôt largement.
    Et tous les Parisiens connaissent la fontaine Saint-Michel, sciemment ou involontairement instructive à cet égard.

    Sans m’attarder, je rappellerai qu’une coquille était aussi une pièce de fonte incurvée où était placée une grille sur des charbons ardents, pour la cuisson des volatiles. On nomme encore, assez indifféremment, coque, coquille ou grille, un ustensile analogue qui permet de faire un feu de charbons dans une cheminée à bois. Ce qui permet un rapprochement avec une gravure hermétique bien connue, où Bacon, « le Philosophe occidental », fait griller une tortue (animal consacré à Hermès, comme le coq, et écailleux, comme le dragon, le serpent ou le poisson, qui sont souvent substitués l’un à l’autre dans l’iconographie hermétique et dans le langage convenu des alchimistes). Cette tortue, notre philosophe l’arrose à satiété du jus d’une grappe ou, si l’on préfère, du vin philosophique, contenant son « esprit » ou « alcool », qu’il serait peu rentable de confondre avec celui du commerce. Dans un angle de la même gravure, reparaît notre tortue, vivement saisie sur un gril engagé dans le foyer d’un fourneau. Evidemment, la « grille » ou le « gril » évoque le décryptement dont sont susceptibles certains passages d’auteurs de la bonne époque. Mais, ici, c’est, si j’ose dire, dans le style direct qu’il convient d’interpréter la figuration.
 
  Pour en revenir à la « coquille », j’ai déjà dit qu’elle désignait, dans l’argot typographique, une faute à rectifier. Elle concerne précisément la substitution d’une lettre à une autre. Substitution soit fautive, soit intentionnelle. Et nous en venons ainsi à cette déformation intentionnelle des mots, systématisée dans les argots de métier et dans le « jargon des Coquillards ». Des extraits de leur procès, vers 1455, on me permettra de citer ce court paragraphe :
    « Et est vray que les dits compaignons ont enteulx certain langage de jargon et aultres signes a quoy ilz s’entrecognoissent ; et s’appellent iceulx galants les Coquillards qui est à entendre les compaignons de la Coquille lesquelz comme len dit on ung Roy qui se nomme le Roy de la Coquille ».
    Ici, je ferai remarquer que les argots divers poursuivent en général un même but : ne se faire entendre qu’entre initiés, conjurés ou affiliés, et protéger leurs secrets, les « tours de main » professionnels et corporatifs. Leur origine est liée à celle du compagnonnage, du moins dans la majeure partie des cas. Naturellement, cela va des secrets de haute science des adeptes au jargon de la pègre, en passant par les « ficelles » de métier des compagnons. Et la « coquille » est une des formes du procédé ayant ses lettres de noblesse hermétiques. Je n’en veux pour preuves que les anagrammes de Nostradamus et les métagrammes malicieux des « Noces Chymiques ».

    Mais l’autre nom de la coquille n’est pas moins intéressant par les rapprochements qu’il suggère. Marelle ou Mérelle vient du vieux français méreau « jeton », « palet », dont l’étymologie est controversée.
    On a parfois fait venir ce vocable du latin mereo « être digne de » et de meritum « prix, récompense ».

    Le jeton, qui a donné son nom au jeu, peut être éventuellement une coquille, une
rondelle de métal, voire un petit galet, mot qui signifiait autrefois « pierre à feu ». Notre immémorial jeu de marelle, amusement de l’enfance, n’est pas sans offrir quelque intérêt pour les curieux de tout âge. Il est formé d’un rectangle long, coiffé d’un demi-cercle (hiéroglyphe hermétique de l’Athanor) et compartimenté ainsi : Trois segments successifs, numérotés 1, 2, 3 ; puis un carré divisé en quatre triangles par une croix de Saint-André, numérotés 4, 5, 6, - le triangle supérieur n’étant pas numéroté et portant ordinairement le nom de TABLE. Il est surmonté d’un dernier rectangle scindé en deux compartiments : celui de gauche portant le nom d’ENFER, celui de droite le nom de LUNE. L’hémicycle couronnant le tout est appelée CIEL ou PARADIS.

    Du point de vue qui nous occupe, l’on peut reconnaître le ternaire des principes (soufre, sel et mercure) suivi du quaternaire des éléments séparés par la croix (crucibulum, « creuset »). Ici, se présentent deux voies, la voie malencontreuse à gauche et la voie profitable à droite. Ainsi, le gagnant, le « méritant », s’il a bien manoeuvré son palet, accède-t-il au « ciel ». Je ne sais s’il est bien utile pour mon sujet de rapporter ici que la lune est en rapport avec l’ Amrita dans la symbolique orientale. Certaines traditions nous disent aussi que les âmes bienheureuses s’élèvent vers les « prairies d’asphodèles » au temps de la pleine lune, tandis que les âmes réprouvées s’engouffrent dans l’Erèbe, lors des néoménies ou des éclipses. Pour revenir à l’alchimie, je dirai que notre marelle n’est pas sans rappeler le labyrinthe, non celui de Crète, mais celui qui figurait souvent sur le dallage des églises, labyrinthe appelé tantôt « plan du temple de Salomon », tantôt « chemin de Saint- Jacques » (ou « de Jérusalem »). Son parcours exigu était censé remplacer le pèlerinage aux lieux saints susnommés, pour ceux qui ne pouvaient l’accomplir, « en corps ». On sait avec quelle abondance ce schéma était reproduit dans les planches des ouvrages hermétiques, où il figure les dangers et les pièges des délicates réitérations au cours de l’œuvre.
 
  Le système des rapprochements verbaux dont je rapporte ici quelques échantillons est, lui aussi, un labyrinthe intellectuel. Et l’on peut aisément s’y perdre sans rémission si quelque secourable « fil d’Ariane » ne nous est pas tendu. Car on n’entre pas au débotté dans le « palais du Roi ».

    Sans doute, l’inquisiteur de science, parfois trop pressé de passer de la théorie à la pratique, songe-t-il à entreprendre, nanti du bourdon et de la coquille symbolique, un voyage vers Santiago du Compôt stellé, sans quitter ses pénates. Soit !...
    Il importe, toutefois, qu’il ne soit pas sa propre dupe. Et qu’il sache que l’Arcane suprême n’est pas et ne sera jamais à la merci des plus ingénieux rapprochements, - et que l’Esprit seul le dévoile à l’esprit.