XIII

 

Une petite morte de cinq ans

 

Il y a, au livre de la Sagesse, un passage bien connu sur le « juste qui meurt avant l'âge » :

 

Il a été enlevé de la terre de peur que la malice n'altérât son intelligence

Ou que la séduction ne pervertît son âme ;

Car l'enchantement du vice obscurcit le bien

Et le vertige de la passion pervertit un esprit sans malice (1)...

 

Le fait d'intuition qu'on va lire apporte à ces versets de l'Écriture un commentaire inattendu.

 

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Un jour de 1846, arrivait dans le village d'Ars une jeune femme en grand deuil. Mme Depigny venait de Seyssel, dans la Haute-Savoie. Ses yeux étaient rougis par les larmes, car elle n'avait guère cessé de pleurer depuis le moment où, agenouillée sur la tombe, fraîche encore, de sa petite fille, elle était allée dire au revoir à l'ange envolé avant de partir pour Ars.

Elle arrivait le cœur brisé, mais aussi, hélas ! agité d'une sourde révolte... Oui, pourquoi Dieu, le bon Dieu, lui avait-il enlevé cette enfant tant aimée ? Mme Depigny la poserait, la question pour elle insoluble, à ce Curé d'Ars dont on disait qu'il lisait dans les âmes, qu'il réconfortait les cœurs désespérés en révélant le mystère !

Elle parut devant l'homme inspiré. Elle voulait tout lui conter : son deuil, sa douleur. Elle n'en eut pas le temps.

« Mon enfant, questionna le saint avec une compassion immense dès que la porte de la sacristie se fut refermée sur la visiteuse, mon enfant, priez-vous bien pour votre petite ?... Elle est bien souffrante en purgatoire.

— Mon Père, vous savez donc que je l'ai perdue ?

— O mon enfant, remerciez le bon Dieu de vous l'avoir prise, car elle se serait damnée : elle était trop précoce pour le mal. »

Pourquoi sa fille était morte, la mère venait de l'apprendre. La précocité de cette enfant l'avait inquiétée plus d'une fois ; mais elle n'eût jamais pensé qu'une petite de cinq ans pût consentir au péché... Et pourtant elle ne doutait pas de la parole du saint.

La femme en deuil se retira dans un coin de la vieille église. Elle ne retrouvait pas encore la force de prier. Mais elle se mit à réfléchir. Et d'abord ce fut chez elle une stupéfaction. Personne n'avait parlé d'elle au Curé d'Ars, elle en était bien certaine. Ce prêtre avait donc connu, par une révélation humainement inexplicable, le décès de l’enfant et le développement prématuré de son intelligence. S'il savait cela, l'homme de Dieu, pourquoi se serait-il trompé en parlant du purgatoire ?... Oh ! Il valait infiniment mieux que l'âme enfantine y passât pour une expiation passagère, plutôt que... Un frisson traversa le cœur de la mère. Sa fille, si elle eût vécu, en enfer !... Quel irréparable malheur ! Mais Dieu ne l'avait pas permis.

Mme Depigny ne murmurait plus. Après avoir remercié Dieu, elle se mit à le prier pour l'âme de sa chère petite. (2)

 

 

(1)Chap. IV, versets 11-12

(2) Documents Ball, N° 64

 

 

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