XIV

 

Ciel, purgatoire et enfer

 

Une respectable Lyonnaise, Mme veuve Gros, qui eut dans sa jeunesse le bonheur d'aborder jusqu'à cinq fois saint Jean-Marie Vianney et dont l'accent même dit assez la bonne foi et la sincérité, adressait en 1914 à Mgr Convert cette lettre peu banale où se rencontrent, avec des prédictions sur des avenirs humains, des faits de vue à distance, de lecture dans les cœurs, plus encore : des révélations sur le sort de plusieurs âmes en l'autre monde.

 

Il y a de bien longues années, ayant à demander une grâce importante, je fis la promesse, pour aider à la béatification du Curé d'Ars, de faire connaître les faveurs merveilleuses dont j'avais été l'objet de sa part.

Ma promesse était-elle téméraire ? Les difficultés de l'entreprise m'ont jusqu'ici retenue d'accomplir ce devoir. Mais je suis âgée, et je ne voudrais pas mourir sans avoir essayé tout au moins de réparer une telle négligence. Bien que la cause soit entendue, et qu'elle n'ait plus besoin de mon faible témoignage, j'ai relaté de mon mieux ce qui suit, en vous laissant le soin d'en faire l'usage qui vous plaira...

 

Je n'avais que dix-huit ans. Déjà la réputation du saint Curé commençait à s'étendre jusqu'à Besançon, où j'habitais alors.

Élevée par ma grand'mère maternelle, je l'avais perdue depuis trois ou quatre ans, quand je rentrai dans un couvent de gardes-malades, avec l'intention d'embrasser la vie religieuse.

Ce fut là qu'ayant entendu parler des prodiges d'Ars, je fus prise d'un grand désir de consulter l'abbé Vianney sur ma vocation. Sans moyens pour exécuter ce long et coûteux voyage, ne pouvant d'ailleurs obtenir l'autorisation de la supérieure, les obstacles me paraissaient insurmontables. Néanmoins, je commençai une neuvaine. A peine terminée, voici que des voisins de campagne, à qui je m'étais ouverte de mon désir, me proposèrent de les accompagner dans un voyage d'affaires, dont ils profiteraient pour s'arrêter à Ars.

Leur fils, prêtre, ayant déclaré qu'on n'avait pas le droit d'empêcher une simple postulante de faire cette démarche, je partis avec eux. Pleine de confiance, je parlai de faire une confession générale. Mes charitables amis calmèrent mon enthousiasme en me disant que le temps qu'ils avaient à passer à Ars (deux nuits et un jour) ne me le permettrait certainement pas, car il fallait attendre trop longtemps devant les confessionnaux assiégés.

Nous arrivâmes vers la tombée de la nuit.

Prestement, je saute de voiture, et sans écouter les solliciteurs qui me pressent d'entrer à l'hôtel, je me dirige vers l'église, j'en franchis le seuil.

Près du bénitier se tenait un prêtre à cheveux blancs qui, avec un sourire, trempe ses doigts dans l'eau et me présente sa main.

Muette de saisissement, j'acceptai l'offre et je le laissai passer. C'eût été pourtant l'occasion de parler.

Je n'avais plus qu'une ressource : l'attendre sous le clocher quand il se rendrait au confessionnal.

Il s'avance, en effet. Sur son passage, on se presse. Chacun sollicite une prière ou un conseil. Lui, répond à tous avec bonté, puis, arrêtant tout à coup sur moi son regard extraordinairement pénétrant : « Vous, ma petite, vous n'avez pas le temps d'attendre, dit-il, suivez-moi ». Précédée du saint prêtre qui m'ouvre un passage à travers la foule, j'arrivai au confessionnal.

« Vous êtes donc venue à Ars, ma petite, me dit-il. Le bon Dieu vous a fait une grande grâce, oh ! oui, une bien grande grâce, vous vous le rappellerez plus tard, car il viendra un moment où autour de vous il n'y aura presque plus de foi. Vous voulez faire une confession générale. Oh ! ce ne serait pas nécessaire. Vous avez fait une bonne première communion, oui, ma petite, une bien bonne. »

Avec l'aide du saint, qui lisait dans ma conscience comme dans un livre ouvert, je me confessai, puis je lui demandai des conseils sur ma vocation.

« Le bon Dieu, me répondit-il, vous appelle dans le monde où vous ferez votre salut. »

De retour à Besançon, je suivis le conseil qui m'avait été donné, et je vécus dans le monde tout en continuant de soigner les malades. C'est ainsi que je fus appelée à donner des soins à une cousine germaine qui, atteinte de la fièvre typhoïde, se trouva rapidement aux portes du tombeau.

Ayant gardé au cœur le souvenir d'Ars, j'inspirai à ma tante de faire la promesse de se rendre auprès de M. Vianney, si sa fille guérissait.

Ce voeu fut exaucé, et j'accompagnai ma cousine dans ce pieux pèlerinage.

Nous voici donc aux pieds du saint Curé. Ma cousine passe la première au confessionnal.

« Remerciez bien votre cousine, ma petite, de vous avoir amenée à Ars, lui dit M. Vianney gravement. Sans elle, vous seriez en enfer. » Et après lui en avoir indiqué les causes, une fois la confession terminée, il ajouta :

« Et puis, voyez, ma petite, comme nous sommes ingrats ! Il y a dix ans que votre père souffre dans le purgatoire ; vous jouissez de sa fortune et vous ne songez pas à faire dire la seule messe qui le délivrerait ! »

Quand ma cousine m'eut répété les paroles concernant son père, je songeai aussitôt à ma grand'mère tant aimée pour laquelle je ne priais plus, et quand vint mon tour, je voulus à ce sujet interroger M. Vianney, mais il ne me laissa pas achever.

« Votre grand'mère, ma petite, elle n'a pas besoin de vos prières, c'est elle qui prie pour vous. C'était une sainte : elle n'a même pas passé par les flammes du purgatoire ».

Sans place, quelque temps après, je retournai à Ars, et M. Vianney m'adressa à une dame de Lyon. Mais, en partant, je fis la connaissance d'une personne de Saint-Étienne qui m'offrit de m'emmener et de m'apprendre son métier. Je me laissai persuader et je la suivis.

Ce fut dans cette maison que j'eus à souffrir bien des peines et fus exposée à bien des occasions dangereuses.

Aussi, quand il me fut donné de revoir le saint Curé :

« Vous êtes donc allée à Saint-Étienne ? s'écria-t-il. Mon enfant, si vous m'aviez demandé conseil, je ne vous l'aurais pas permis. Vous aurez bien du malheur, oh ! oui, bien du malheur. Avant tout, il faut quitter cette personne. Elle vous réclame quinze francs ; elle vous en doit bien davantage ; mais elle vous ferait du tort, donnez-lui, en arrivant, ce qu'elle exigera. La malheureuse s'arrangera avec le bon Dieu comme elle pourra ».

De retour à Saint-Étienne, je réglai mes affaires selon les avis qui m'avaient été donnés et je rentrai chez une pieuse demoiselle avec qui je m'entretenais souvent des prodiges d'Ars.

 

Ce fut alors qu'il nous vint à l'idée d'y conduire une jeune fille de notre voisinage que ma charitable compagne s'efforçait de retenir dans le bien. Elle m'accompagna donc en mon voyage suivant. Quand je passai au confessionnal, le saint prêtre, sans que je lui eusse parlé de cette personne, me dit :

« Vous avez amené avec vous, ma petite, une jeune fille de laquelle il n'y a rien à attendre. Le bon Dieu vous en donnera la même récompense, mais, bien loin de la mener au bien, c'est elle qui vous conduirait au mal. Cessez immédiatement de la fréquenter ».

J'ai appris bien plus tard que la triste prédiction s'était réalisée.

 

Tels sont, résumés brièvement, les souvenirs que j'ai gardés de mes cinq visites à Ars, du vivant du bon saint...

 

 

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