XVII

 

« Pauvre père nourricier ! »

 

Aux environs de 1849, Mme Meunier, née Benoîte Chotton, qui habitait Perreux, près de Roanne, vint à Ars pour se confesser d'abord, puis pour confier au saint Curé divers soucis d'ordre intime ou familial.

Son tour arrive. Elle va commencer : « Mon Père... ». Mais M. Vianney l'a devancée :

« Mon enfant, votre mari travaille le dimanche. Dites-lui de ma part de quitter cette mauvaise habitude. Viendra un moment où il sera heureux de m'avoir écouté. »

Tout étonnée d'une telle révélation, Mme Meunier accusa ses fautes, reçut l'absolution, et, sans poser aucune des questions projetées, elle s'éloigna.

Elle transmit la leçon. M. Meunier entendit l'avertissement du Curé d'Ars. « Plus jamais, promit-il, je ne travaillerai le dimanche ». Et il tint parole.

Bien lui en prit.

L'année suivante, le dimanche de la Trinité, il revenait des vêpres en voiture, lorsque le cheval, apeuré, s'emballa, renversa le véhicule et jeta sur la route M. Meunier qui, tombé sur la tête, demeura là comme inanimé. Transporté à son domicile, il mourait sans avoir repris connaissance.

Quelle angoisse et quel chagrin pour la pieuse épouse ! Elle avait beau se rappeler les paroles du bon Curé d'Ars, se redire que son mari les avait fidèlement observées, cette pensée qu'il était mort presque subitement et sans les secours suprêmes de la religion lui devenait une obsession insupportable. Sept semaines après son malheur, elle repartit pour Ars.

Cette fois encore, les choses se passèrent à peu près comme à son premier voyage.

« Mon enfant, lui déclara le saint Curé avant même qu'elle eût ouvert la bouche, vous croyez avoir des personnes damnées dans votre famille, et moi je pense que non. »

Mme Meunier ne jugea pas à propos de lui conter tout de suite l'accident terrible. Elle n'évoqua pas même le souvenir de son mari. Elle se contenta de cette vague interrogation :

« Mon Père, la personne à laquelle je m'intéresse doit-elle rester longtemps dans le purgatoire ?

— Attendez, » répondit M. Vianney d'un ton grave.

Et, en silence, le serviteur de Dieu se renfonça dans le confessionnal. Puis, pendant près de cinq minutes, il lia conversation avec un personnage invisible. Mme Meunier entendait le bruit des paroles sans pouvoir en saisir le sens.

Le saint se pencha de nouveau vers la grille.

« Pauvre père nourricier, soupira-t-il, quel accident ! – Or, nous venons de le constater, il n'avait été question encore ni de l'accident ni de la triste situation de la pénitente restée veuve, et presque sans ressources, avec la charge de cinq enfants à nourrir.  – Pauvre père nourricier !... Il lui faut peu de messes pour arriver au ciel. Dans trois ans il y sera, et vous le saurez par un de vos enfants. »

 

Trois ans plus tard, l'un des plus jeunes enfants de Mme Meunier se trouvait chez une tante, loin de sa mère. Une nuit, celle-ci rêva que ce cher petit était mort ; elle le vit qui montait au ciel, accompagné de son père. L'enfant avait quitté Perreux en parfaite santé ; Mme Meunier ne comprit pas d'abord l'avertissement.

Bientôt, hélas ! elle apprenait que l'innocent n'était plus. Au milieu de ses larmes, elle se rappela les prédictions du Curé d'Ars : « Le ciel... dans trois ans, votre mari y sera, et vous le saurez par un de vos enfants ». (1)

 

 

(1) C'est d'après le récit de Mme Meunier elle-même que M. Ball écrivit cette relation le 10 juin (1878). Mme Meunier habitait alors Montagny, dans la Loire. M. Toccanier et Sœur Saint-Lazare, de la Providence d'Ars, assistaient à l'entrevue. (Documents, N° 38)

 

 

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