XIX
« Jules, arrêtez-vous !... »
De nos jours encore, en certains milieux et sous des noms divers, la mode est à l'occultisme et au spiritisme, aux tables tournantes et parlantes. « La hantise du surnaturel, disait naguère un journal trop lu, poursuit les âmes contemporaines, lasses de négation et avides de mystère ». Est-il besoin d'expliquer ce que ce quotidien entend ici par surnaturel ? Tout simplement, il s'agit pour lui de pratiques occultes, de communications avec les esprits...
Beaucoup de personnes qui s'adonnent à ces pratiques, interdites d'ailleurs par l'Église (1), y renonceraient peut-être si elles étaient persuadées qu'en certaines circonstances un démon est là tout près, avec qui elles communiquent et qui se gausse d'elles en les corrompant.
Le récit qu'on va lire montrera une fois de plus ce qu'il faut penser de tels jeux : ils sont pleins de perversité et de périls sous des apparences simplement puériles ou amusantes. Croyons-en un témoin sûr, dont le regard perçait le code du mystère.
C'était en 1853. M. le comte Jules de Maubou, qui avait des propriétés en Beaujolais, non loin de Villefranche, habitait une partie de l'année à Paris. C'était le type accompli de l'homme du monde, dont la société était recherchée des meilleurs. Les salons les plus réputés s'honoraient de le recevoir. Mais, en même temps, le comte n'en était pas moins bon chrétien. Ce seul indice le prouve : ayant coutume de se rendre périodiquement dans sa terre pour y surveiller ses intérêts, il avait visité Ars, attiré par la réputation de sainteté de M. Vianney ; chaque fois qu'il venait dans la région, il se confessait à lui ; d'où une certaine intimité entre le prêtre et le gentilhomme.
Or, en ce temps-là l'histoire est un perpétuel recommencement la vogue était comme aujourd'hui aux tables tournantes. Spirites et médiums faisaient fureur. Dans la haute société, même en des familles qui se disaient chrétiennes, on ne craignait pas de s'adonner à ce passe-temps réputé de bon ton. (2)
Il arriva que M. de Maubou, pendant un séjour à Paris, alla passer certaines soirées chez une de ses parentes, Mme la comtesse de M..., qui s'entourait d'une compagnie aussi nombreuse que distinguée... Que faire pour occuper ce beau monde ? Tout naturellement, on proposa d'interroger une table. Le comte se prêta de bonne grâce à l'opération et participa à diverses expériences. Sous ses yeux se déroulèrent les phénomènes habituels : la table se souleva et frappa le parquet pour répondre.
Dès le lendemain, M. de Maubou reprenait le chemin du Beaujolais où il arrivait le soir même. Après une nuit de repos, il se dirigeait vers Ars, heureux d'avance de revoir son dévoué directeur, son vénérable et saint ami.
Le voilà dans l'humble village. Allègrement, il va droit à la pauvre église. O bonheur ! Le bon Curé est là, devant la porte. On dirait qu'il prend un peu de répit entre deux confessions. A cette vue, le voyageur hâte encore le pas. Souriant, la main tendue, il court à M. Vianney... Douloureuse surprise ! Le Curé d'Ars ne lui rend pas son salut, ne prend pas sa main, mais, le clouant sur place d'un geste, il lui dit d'une voix triste et sévère à la fois :
« Jules, arrêtez-vous ! Avant-hier, vous avez eu commerce avec le diable. Venez vous confesser. »
Stupéfait, M. de Maubou demeure là, figé, muet, se demandant quel crime il peut bien avoir commis ; car, chose étrange, il ne se rappelle déjà plus la scène de la table tournante. Cependant, M. Vianney, d'un ton radouci, l'invite de nouveau à le suivre.
Docilement, le comte s'agenouille au confessionnal, et il entend, silencieux toujours, le saint lui conter ce qui s'est passé deux jours plus tôt dans le salon de la comtesse. Aucune circonstance n'est omise. Enfin, le prêtre déclare formellement que de telles pratiques sont mauvaises, diaboliques, et fait promettre à son pénitent de ne plus jamais s'y adonner.
A quelque temps de là, M. de Maubou, de retour à Paris, se trouvait un soir dans un autre salon. Vite on en vint à la distraction favorite : la table tournante ! La maîtresse de maison et les personnes présentes firent les instances les plus vives pour amener notre gentilhomme à prêter son concours. Tout fut inutile : le pénitent du Curé d'Ars tint parole.
Alors, sans se laisser rebuter par ce premier insuccès, les invités décidèrent de passer outre. On laissa seul dans son coin ce récalcitrant, ce scrupuleux !... Mais dans le même moment, M. de Maubou, en l'intime de son âme, déclarait répudier le jeu coupable et s'y opposer de toute sa volonté. Malgré toutes les tentatives, la table ne tourna pas. Même sa résistance fut telle et si imprévue, que le médium ne put s'empêcher de dire : « Je n'y comprends rien. Il doit y avoir ici une force supérieure qui arrête notre action ». (3)
(1) Par une décision, très claire et absolue, du 21 avril 1917, le tribunal du Saint-Office interdit à tout fidèle « de prendre part, soit par médium, soit sans médiums, à des entretiens ou à des manifestations spirites, présentant même une apparence honnête ou pieuse, soit qu'on interroge les âmes ou les esprits, soit qu'on écoute les réponses faites, soit qu'on se contente d'observer, alors même qu'on protesterait tacitement ou expressément que lon ne veut avoir aucune relation avec les esprits mauvais »
(2) « En 1852 et 1853, tout le monde est aux tables tournantes ou parlantes et aux Esprits. La vogue se maintient avec des alternatives d'accalmie et de poussée violente... A l'heure actuelle, nous assistons à une véritable invasion spirite. Aucun pays qui n'en soit atteint. La puérilité, la mesquinerie de la mise en scène n'arrêtent pas les adeptes. A tout prix on veut entrer en relation avec les morts. Les uns le tentent directement à titre privé ; d'autres, par l'intermédiaire de professionnels ou de médiums. » (R. P. Lucien ROURE, art. « Spiritisme » dans le Dictionnaire pratique des connaissances religieuses). Encore une fois, tous ces essais de communication avec l'autre monde, où il entre, dit le P. Roure, « une part frauduleuse énorme », demeurent formellement interdits par l'Église
(3) M. le chanoine Ball a enregistré dans ses documents (N° 46) le premier de ces deux faits d'après une lettre du comte de Maubou lui-même, en date du 8 septembre 1878. Le 16 mai 1922, M. de Fréminville (de Bourg), petit-neveu du comte, en visite au presbytère d'Ars, voulut bien laisser par écrit le récit des deux incidents qu'on vient de lire. Il en tenait tous les détails de son grand-oncle