II

 

Comment fut consolée Sœur Saint-Joseph

 

Des hauteurs qui entourent Pruzilly (Saône-et-Loire) on discerne, par temps clair, les humbles vallons du Fontblin où se cache le village d'Ars. Que de fois, en l'automne de l'année 1852, Sœur Saint-Joseph avait, de ces vertes collines, porté du côté d'Ars ses regards mouillés de larmes. Ah ! que ne pouvait-elle, retenue qu'elle était par ses occupations d'institutrice, pleurer encore aux pieds du saint de là-bas, mais aussi rapporter d'auprès de lui le courage de poursuivre sa lourde tâche ! Car elle n'en pouvait plus de travailler seule, la pauvre Sœur Saint-Joseph !

En 1849, sur les instances de leur fille, Mlle Joséphine, alors âgée de trente ans et qu'ils appelaient leur « ange », d'excellents chrétiens de Pruzilly, M. et Mme Chervet, avaient de leurs deniers édifié une école, qui s'ouvrit le 1er octobre de l'année suivante. Ils s'étaient adressés, pour avoir une institutrice, à la communauté de l'Enfant-Jésus fondée par Mme de Sablon à Claveisolles, dans le Rhône. Et Sœur Saint-Joseph leur avait été envoyée. On prévoyait que toutes les petites filles de Pruzilly, sans exception, seraient ses élèves, car les parents, à l'unanimité, réclamaient cette école. – Pruzilly, qui n'a plus que 250 paroissiens, en comptait 520 en 1850. – « Mais que la Sœur ne se décourage pas, écrivait-on à la supérieure de Claveisolles, elle sera aidée. »

Elle fut aidée en effet, et de la façon la plus délicate. L'école fut comble dès le premier jour ; beaucoup de jeunes filles de Pruzilly ne savaient même pas lire couramment : il en vint de seize, de dix-sept ans, qui eurent le courage de reprendre le syllabaire. Auprès de Sœur Saint-Joseph se tenait Mlle Joséphine Chervet. L'aimable fondatrice s'occupa de ces grandes ignorantes, et aussi de donner à toutes les élèves des leçons de broderie et de couture.

Ainsi l'école de Pruzilly prospéra dès sa naissance, et tout y marcha à souhait jusqu'en mars 1852.

Hélas ! Ce fut pour la pauvre Sœur le commencement des catastrophes.

Mme Chervet, née Marie Durozet, est atteinte de la typhoïde. Mlle Joséphine, qui a voulu la soigner, tombe malade à son tour. Elle ne verra pas sa mère mourir à Pruzilly, le 10 avril suivant, car on l'a transportée elle-même à l'hôpital de Lyon, où elle expire dix jours plus tard.

M. Charles Chervet, malgré sa foi profonde, ne put supporter ce double deuil. Miné par le chagrin, il s'éteignait le 16 octobre, à l'âge de soixante-deux ans.

Sœur Saint-Joseph demeurait seule. Elle avait perdu dans M. et Mme Chervet des bienfaiteurs insignes, en Mlle Chervet l'auxiliaire la plus dévouée, l'amie la plus exquise. Sans cesse elle priait pour eux. Il lui semblait vraiment qu'elle ne se consolerait jamais de leur mort, qu'elle succomberait sous l'épreuve. C'est pourquoi elle regardait si souvent du côté d'Ars ; de là seulement, pensait-elle, pourraient lui venir le réconfort et la paix.

Un jour enfin, étant libre – en janvier ou en février 1853 – elle partit pour le saint village. C'est à la sacristie qu'elle put aborder M. Vianney. A peine en eut-elle franchi le seuil :

« O mon enfant, s'écria le serviteur de Dieu, qu'ils sont heureux !... Ne pleurez pas. Vous ne voudriez pas les faire revenir sur cette terre de misère, maintenant qu'ils sont arrivés !... »

Comment le Curé d'Ars savait-il cela, sinon par une vue surnaturelle ? Sœur Saint-Joseph ne lui avait jamais parlé encore : il ignorait son nom, d'où elle venait... La religieuse en l'entendant, sentit le courage, la joie aussi envahir son âme, et elle repartit bénissant Dieu.

Et c'est Sœur Saint-Joseph elle-même – Mlle Vermorel dans le monde – qui, revenue à Ars en compagnie de deux autres religieuses, raconta ces choses, le 24 septembre 1873, à M. l'abbé Joseph Toccanier, alors curé de la paroisse. (1)

 

 

(1) Documents Ball, n° 8. – Un autre récit du même fait, et plus documenté, a été publié par M. l'abbé Janin, curé de Pruzilly, dans l'Echo paroissial du canton de la Chapelle-de-Guinchay (numéro de mai-juin 1923)

 

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