INTRODUCTION

Les faits d'intuition – vue mystérieuse du passé, du présent ou de l'avenir, lecture dans les cœurs – ne sont pas inouïs dans l'histoire des saints.

Tandis que Catherine de Sienne agonise à Rome où l'a conduite son zèle pour l'Église, son confesseur Raymond de Capoue, qui se trouve dans la ville de Gênes, entend les paroles que la mourante prononce là-bas à son intention : Dites-lui qu'il ne faiblisse jamais. Je serai avec lui au milieu de tous les périls ; s'il tombe, je l'aiderai à se relever. « J'entendis, a-t-il rapporté lui-même, une voix qui n'était pas dans l'air et qui prononçait des paroles que saisissait mon esprit, non mon oreille ; et cependant je les percevais plus distinctement en moi-même que si elles m'étaient venues d'une voix extérieure. » Cela se passait à la fin d'avril 1380. Lorsque, un peu plus tard, les personnes qui assistaient Catherine à son lit de mort rapportèrent à Raymond de Capoue les paroles de la sainte, il put répondre en toute vérité qu'il les avait entendues déjà.

Le soir de la Sainte-Anne, 26 juillet 1570, sainte Thérèse voit, du carmel espagnol de Medina, se dérouler en plein Océan un spectacle horrible : à la hauteur des îles Canaries, le corsaire calviniste Soria attaque le vaisseau qui transporte au Brésil quarante religieux de la Compagnie de Jésus, et il les massacre impitoyablement. Or, pendant le carnage, la sainte entend une voix qui domine les cris des meurtriers et les rumeurs de la mer ; elle reconnaît l'un de ses parents, le P. François Pérez Godoï, encourageant ses compagnons au martyre. Puis elle le voit entrer en paradis avec les autres victimes... Thérèse raconta au P. Balthazar Alvarez, présent à Medina, ce qu'elle venait de voir et d'entendre. Quand, le mois suivant, parvint en Espagne la nouvelle circonstanciée de l'événement, on constata que du drame affreux aucun détail n'avait échappé au mystérieux regard de Mère Thérèse.

Le 7 octobre de l'année suivante, avait lieu le mémorable événement que raconte une des plus belles mosaïques de Fourvière. Ce jour-là, sur l'ordre du pape, disciple fidèle de saint Dominique, toute la Chrétienté récitait le rosaire ; il s'agissait de conjurer un péril immense : les Mahométans, vainqueurs, s'avançaient à la conquête de l'Europe... Or, tandis qu'au détroit de Lépante, dans les eaux de la mer Ionienne, la flotte chrétienne, commandée par don Juan d'Autriche, remportait sur la flotte ottomane une victoire décisive et brisait l'avance du Croissant, saint Pie V, en prière, suivait de Rome, grâce à une révélation surnaturelle, toutes les phases du combat.

Au XVIIe siècle, la vénérable Benoîte Rencurel, dont le nom demeure uni si étroitement au pèlerinage de Notre-Dame du Laus (Hautes-Alpes), reçut spécialement le don de lire dans les cœurs. « Oh ! Que vous êtes devenue laide depuis que je ne vous ai vue ! » jetait-elle un jour à une jeune fille dont l'âme s'était souillée d'un péché secret.

Anne-Marie Taïgi de Sienne, que Benoît XV béatifia en mai 1920, vécut à Rome de longues années. Tout en s'adonnant à l'éducation de ses enfants et aux soins de son ménage, elle eut des intuitions extraordinaires, voyant dans une sorte de soleil qu'elle ne cessait d'avoir devant les yeux les événements présents ou futurs et en particulier ceux de la Révolution française.

Enfin, au XIXe siècle, deux saints personnages ont joui du don d'intuition dans une mesure peu commune : le capucin italien François de Camporosso, béatifié par Pie XI le 30 juin 1929, et saint Jean-Marie-Baptiste Vianney, Curé d'Ars. Le frère François, né en 1804, mort en 1866, infirmier, puis quêteur au couvent de Gênes, rassura maintes fois des parents sur le sort de leurs fils partis pour de lointaines croisières en leur en donnant, par une miraculeuse double vue, des nouvelles précises.

Quant au Curé d'Ars, on sait à quel point il usa du don d'intuition et combien l'usage de ce don contribua à le rendre célèbre. Toutefois, il nous a paru que cet aspect de sa surhumaine puissance, traité sommairement dans ses biographies, méritait d'être mis en relief.

De là le présent ouvrage.

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Il n'est pas, son titre l'indique suffisamment, un livre de doctrine, mais un recueil de faits attribués par des témoins dignes de foi à saint Jean-Marie-Baptiste Vianney.

Sur ces faits d'intuition, il faut le dire, l'Église ne s'est point prononcée. Bien qu'un certain nombre ait été retenu parmi les pièces de la Cause d'Ars, ils n'ont pas servi spécialement pour la béatification et la canonisation de M. Vianney. Ainsi que l'édicte en substance Benoît XIV, seuls « les miracles opérés après la mort des serviteurs de Dieu, sur leurs tombeaux, avec leurs reliques, ou par leur invocation sont, au jugement de l'Église, une preuve complète de leur sainteté, quand on a trouvé à leur vertu ce degré d'élévation qui caractérise les héros de la Religion...

« Il en est autrement, poursuit le même pape, des prodiges qu'ils ont eux-mêmes opérés pendant leur vie, pour la confirmation de la foi... A la rigueur, ces grâces extraordinaires, dons gratuits de Dieu, ne sont pas un indice assuré de la sainteté de ceux qui les possèdent, même dans le degré le plus éminent.

« Il n'en est pas moins vrai cependant que, dans le cours ordinaire des lois de la Providence, le Juste est le plus souvent l'instrument dont Dieu se sert avec prédilection...

« Aussi, dans la pratique de la Congrégation des Rites, après la discussion la plus sévère des perfections chrétiennes, quand on a reconnu dans les serviteurs de Dieu proposés pour les honneurs de la béatification ces mérites accomplis qui font les saints, on se prête sans peine à l'examen des grâces extraordinaires qui les firent admirer sur la terre. »

Le savant pontife explique ensuite que ces grâces sont – outre les miracles, les extases, les apparitions, les révélations – « le don de science et de sagesse, le don de prophétie (1)... ».  Or la puissance d'intuition dont le Curé d'Ars donna tant de preuves et qui le « fit admirer sur la terre » se rapporte tantôt au don de science ou au don de sagesse, tantôt au don de prophétie.

Précisément, notre livre vient conter de cent et quelques manières comment ce merveilleux pouvoir se manifesta chez saint Vianney ; comment, parmi les pèlerins innombrables accourus pour le voir et l'entendre, beaucoup vinrent avec l'espoir de sentir se poser sur leur âme, sur les événements de leur vie, sur leurs proches, sur des amis, son miraculeux regard.

Mais avant de passer aux faits, arrêtons-nous devant le Voyant d'Ars aux heures où le don d'intuition lui permet de saisir les secrets des âmes, les secrets de Dieu. Les souvenirs des témoins de sa vie, ses propres déclarations nous aideront à nous faire une idée de son extraordinaire pouvoir.

 

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On aura remarqué la gravure qui ouvre le recueil. Si ce n'est pas là le portrait dit authentique du Curé d'Ars, c'est du moins une image qui, en essayant de rendre ses traits, exprime surtout son âme. Le voici, l'Ascète, le saint Prêtre dont les mains jointes révèlent le recueillement profond, la prière ardente ; le Contemplatif, le Voyant dont les yeux percent le mystère.

Un incroyant, dont il sera parlé dans ce livre, s'écriait après avoir constaté une intuition qui le bouleversa : « Le Curé d'Ars n'a pas les yeux faits comme les autres. »

Des familiers de M. Vianney, des visiteurs, des pèlerins de passage ont remarqué eux aussi ce qu'il y avait de particulier dans son regard.

« Sur cette face amaigrie et détruite pour ainsi dire, a écrit son premier biographe, on ne lisait rien de terrestre ni d'humain... Les yeux seuls marquaient la vie ; ils brillaient d'un incomparable éclat. Ce qui caractérise l'âme, le regard, était en M. Vianney je ne sais quel éclair d'un feu surnaturel qui variait d'intensité et d'expression (2) ».

L'abbé Henri Vollot, qui fit en 1857 le pèlerinage d'Ars, écrivait à l'un de ses amis qu'il y avait dans le saint Curé « deux choses qu'on ne peut se lasser de contempler : son sourire inaltérable, son regard céleste, limpide, mais perçant... indéfinissable (3) ».

Ces yeux, Georges Seigneur, directeur avec Hello du journal éphémère Le Croisé, les a vus qui « resplendissaient comme le diamant (4) ».

En 1849, une personne de Montrouge, Mlle Marie Roch, ayant pénétré dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste, où le saint Curé confessait, aperçut, non pas le serviteur de Dieu, mais seulement deux rayons de feu qui jaillissaient de son visage, l'éclipsant par leur rayonnement intense. Elle comprit qu'à ce moment le saint lisait dans son âme, et, comme il sera conté plus loin, elle en eut la preuve le lendemain même.

On en était convaincu, par un don spécial le Curé d'Ars voyait dans les consciences. « Il paraissait me deviner, atteste un de ses pénitents, M. l'abbé Denis Chaland, qui avait été élevé au pensionnat d'Ars fondé par M. Vianney ; quand ses regards rencontraient les miens, ils me pénétraient jusqu'au fond de l'âme » (5). C'était vrai ; souvent, « avant qu'on eût ouvert la bouche, il révélait ce qu'on voulait lui dire et ce qu'on aurait voulu lui cacher » (6) ; si bien qu' « il y eut des personnes qui, en apprenant sa puissance d'intuition, n'osèrent pas se présenter devant lui, de peur qu'il ne dévoilât leur état d'âme ». (7)

Mais ces yeux de saint ne voyaient-ils pas plus loin et plus haut que les consciences ? – Plus loin : nous entendrons des témoins nombreux nous affirmer des faits étonnants de vue à distance. Plus haut : des personnes dignes de foi viendront appuyer cette parole d'une des filles du maire d'Ars, Mlle Marthe des Garets : « Jusque dans la conversation, on était frappé de son regard qui semblait voir les choses de l'autre monde ». (8) 

Puis nous entendrons conter comment il apprit leur avenir à des personnes destinées à  vivre dans le monde, à de futures religieuses, à de futurs prêtres, à de futurs missionnaires ; comment il annonça des conversions et des reniements, des décès ou des guérisons...

En vérité, le Curé d'Ars n'avait pas les yeux faits comme les autres.

 

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M. Vianney se rendait-il compte lui-même de son merveilleux pouvoir ? Assurément.

Il en avait bénéficié tout le premier du temps où, réfractaire, il vivait caché près des Noës, chez la veuve Fayot, fermière du hameau des Robins. Il avait alors vingt-trois ans. Les gendarmes sans doute ne le savaient pas là ; mais comme la forêt de la Madeleine qui enveloppait les Robins pullulait de fugitifs, la maréchaussée y faisait de fréquentes battues, sans prévenir personne, on le conçoit, de son arrivée. « Or – la, tradition en est demeurée dans la famille Fayot – chaque fois que, de la Pacaudière, de Saint-Haon-le-Chatel ou de Renaison, les gendarmes survinrent de nuit aux Robins et pénétrèrent dans l'écurie de la veuve, ils n'y trouvèrent pas le conscrit réfractaire. Averti par on ne sait quel pressentiment, Jean-Marie Vianney était parti dans la forêt ». (9)

Devenu prêtre, il n'usa plus guère de ce don que pour le bien des autres.

Qu'en pensait-il lui-même ? On serait curieux de le savoir. Naturellement, comme d'autres saints dont l'humilité a clos les lèvres, le Curé d'Ars a été là-dessus plus que discret.

Toutefois, certains aveux lui ont échappé qui éclairent un peu du mystère.

Interrogé, il s'en tirait par une plaisanterie, étonné qu'autour de lui on s'occupât tant de ces choses, désireux surtout d'éloigner les importuns. « Bah ! disait-il en souriant, je fais comme les almanachs : quand ça se rencontre, ça se rencontre. » Ou bien : « J'ai fait comme Caïphe : j'ai prophétisé sans le savoir ». Mais, dans son entourage, personne ne prenait au sérieux ces boutades d'homme embarrassé.

On aimait mieux s'en tenir aux récits de certains pénitents qui, au sortir du confessionnal, ne pouvaient cacher leur surprise et faisaient confidence des intuitions dont ils avaient été eux-mêmes l'objet.

« Puis-je me fier à vous ? osait lui dire une jeune fille à laquelle il conseillait le cloître. Vous ne me connaissez pas.

— Je ne vous connais pas, mon enfant ? répliquait vivement l'homme de Dieu. Mais je lis dans votre intérieur comme si je vous avais confessée toute votre vie ». (10)

Il avait donc eu, étalé devant son regard, le panorama de cette existence et de cette âme.

Dans les premiers temps où elle se confessa à lui, la baronne Alix de Belvey, qui devait, pendant quelque trente ans, être sa pénitente fidèle, ne crut pas nécessaire de lui confier certaines choses qui la chagrinaient beaucoup. « Quel ne fut pas mon étonnement, a-t-elle raconté depuis, lorsque M. le Curé répondit à ma pensée comme ne l'eût pas même fait une personne à qui j'aurais eu d'avance exposé l'affaire avec force détails !... »

En l'occurrence, pourrait-on objecter, n'y a-t-il pas eu communication de pensée ? Entendons la suite.

« D'abord il avait refusé de m'aider dans mes accusations ; et voilà que tout à coup il se mit à me questionner sur tel ou tel point, toujours sur des fautes ignorées de moi ou oubliées ; si bien qu'à la fin, lors même que le souvenir ne m'en revenait pas aussitôt, je n'osais pas nier, assurée qu'il ne s'était pas trompé... Beaucoup de personnes m'ont attesté qu'il avait lu de même dans leurs consciences ». (11)

Ici, la pénitente se rappelle si peu ses fautes que leur évocation au saint tribunal ne lui dit rien : elle les retrouvera dans sa mémoire plus tard, en y réfléchissant. – Nous en verrons d'autres exemples. – Est-ce là ce qu'on peut appeler des échanges ou communications de pensées ? Certainement non.

Mais le problème n'est pas résolu pour cela. Ces lumières sur la conscience d'autrui, sur le passé, le présent, l'avenir, sur ce bas monde et sur l'Au-delà, qui les donnait au Curé d'Ars ? Continuons de l'entendre.

A des personnes qui le consultaient il a répondu parfois : « Attendez, après ma messe », non pas simplement pour remettre l'entrevue à ce moment-là, mais parce qu'il comptait, au cours du saint sacrifice, recevoir des clartés d'En-haut. C'est ce qui arriva en particulier pour une jeune personne de Rive-de-Gier, dans la Loire, la future Sœur Marie-Gabriel, Tonine Grodemouge, qui, sur le conseil du Curé d'Ars et contre toute logique humaine, se fit visitandine à Montluel, dans l'Ain. « O mon enfant, s'écria-t-il en la retrouvant après la messe, que vous êtes heureuse ! Notre-Seigneur vous a choisie pour épouse ! » (12)

D'autres fois, l'intuition chez lui n'était plus, semble-t-il, qu'un message de Dieu.

Une jeune fille, prénommée Marguerite, qui, écrit M. Ball, était « domestique chez les MM. Cinier de devant l'église d'Ars », faisait au saint Curé sa confession générale. Selon la coutume du temps, cela demandait plusieurs séances au confessionnal. « Elle se rappela une chose qu'elle n'avait pas encore accusée. Comme cette chose lui causait de l'ennui – nous citons toujours M. Ball – au lieu de l'avouer tout de suite, elle en renvoya l'accusation à une séance subséquente, tout en voulant la dire avant de recevoir l'absolution. Mais grande fut sa surprise lorsque M. Vianney, sans attendre à une autre fois, lui dit aussitôt : « Mais cela ? en lui désignant ce qu'elle n'avait pas voulu lui avouer encore, vous ne l'accusez pas, et vous l'avez fait ». Marguerite, tout étourdie de se voir ainsi découverte, se demandait en elle-même comment M. le Curé pouvait savoir ce qu'elle seule connaissait, lorsque, répondant à sa pensée, il répliqua : « C'est votre ange gardien qui me l'a dit ». (13)

On comprend, dés lors, que dans son ouvrage L'état mystique, M. le chanoine Auguste Saudreau, un spécialiste de la vie spirituelle, ait songé à classer certaines intuitions du Curé d'Ars parmi les « phénomènes d'ordre angélique ».

Deux faits de sa vie nous prépareront aux explications de l'éminent auteur.

L'un d'eux – qui sera conté plus loin en toute son ampleur (14) – nous le montre, à l'instant où une veuve éplorée vient l'interroger sur le sort éternel de son mari, « se renfonçant dans le confessionnal, puis, pendant près de cinq minutes, liant conversation avec un personnage invisible ». La pénitente, entend bien le bruit des paroles, mais sans pouvoir en  saisir le sens.

L'autre fait, sur lequel nous n'aurons pas à revenir, se passa comme le précédent en 1849. Un jour de semaine sainte, Sœur Marie-François d'Assise, religieuse du Tiers Ordre franciscain de Saint-Sorlin, après l'accusation de ses péchés, demandait : « Qu'est-ce que Dieu veut de moi, mon Père ? ». Le saint, pour toute réponse, lui dit dans un soupir : « Ah ! mon enfant !...  ». Puis, cessant de s'adresser à elle, il tomba dans une sorte d'extase. Il s'adressait à un interlocuteur mystérieux. Ce qui se dit alors nul ne l'a su, puisque la pénitente quitta le confessionnal sans attendre la suite. Sans doute M. Vianney lui eût-il rapporté la réponse du ciel à cette question : qu'est-ce que Dieu veut de moi ?... « Il se parla comme à lui-même l'espace de cinq minutes, je ne sais en quelle langue, attesta Sœur Marie-Françoise au procès de canonisation ; toujours est-il que je ne le compris pas. Tout étonnée, je le regardai en face. Il semblait hors de lui. Je crus qu'il voyait le bon Dieu. Me jugeant indigne de demeurer en la présence d'un si grand saint, je me retirai tout effrayée ». (15)

Momentanément, l'âme du Curé d'Ars était comme entrée dans l'autre monde et s'entretenait avec lui.

Écoutons maintenant le chanoine Saudreau :

« Suivant l'opinion de graves théologiens, dit-il, Adam et Eve, ayant reçu de Dieu la science infuse, pouvaient, avant la chute, produire des actes purement spirituels à la manière des anges et des âmes séparées. Outre les pensées qu'ils roulaient dans leur esprit en les exprimant par des mots, outre les actes d'intelligence et de volonté qu'ils accomplissaient comme nous avec le concours du sens interne, actes qui deviennent impossibles dès que le cerveau, organe de la pensée, ne peut plus agir, ils avaient des lumières semblables à celles des purs esprits. Ils vivaient donc d'une double vie : la vie angélique et la vie humaine.

« Comme nos premiers parents et d'une manière beaucoup plus parfaite, Notre-Seigneur jouit, toute sa vie, de la science infuse, opérant à la manière des esprits et continuant par conséquent, pendant son sommeil comme à l'état de veille, de produire des actes d'intelligence et d'amour ; aussi doit-on Lui appliquer à la lettre le mot du Cantique : Je dors, mais mon cœur veille. La Sainte Vierge eut le même privilège.

« Beaucoup d'amis de Dieu, dans le cours des siècles, ont reçu de Lui, la même faveur, les uns d'une manière transitoire, les autres d'une façon durable... L'âme mène concomitamment les deux vies, sans que l'une nuise à l'autre ; alors, pendant l'état de veille, elle aura simultanément des vues angéliques et des pensées et des raisonnements humains...

« Quand une âme fidèle est élevée à cet état angélique, elle peut embrasser d'un seul regard de son intelligence un horizon si vaste, elle peut saisir des vérités si étendues, que de longs discours ne suffiraient pas à les exprimer...

« L'objet de ces connaissances est multiple ; tout ce que les esprits connaissent peut être de la sorte manifesté à l'âme : les êtres spirituels, anges ou démons, qu'elle veut connaître et voir comme ils se voient entre eux, les objets matériels, même les plus éloignés, les événements présents, passés ou futurs. Dans ces différents cas, on appelle ces connaissances angéli­ques visions intellectuelles...

« La connaissance des secrets des consciences s'obtient d'ordinaire, croyons-nous, par ces vues angéliques ; ainsi le saint Curé d'Ars montrait souvent à ses pénitents qu'il connaissait leurs fautes beaucoup mieux qu'eux-mêmes ». (16)

On saisit la pensée de M. Saudreau : l'âme du saint opérerait ici comme si elle était dégagée du corps ; elle percevrait à la façon des esprits. Ainsi donc, quand on parle des yeux du Curé d'Ars, sans doute s'agit-il de ses yeux de chair, mais on peut songer encore aux yeux de l'âme plus clairvoyants, qui découvrent ce que les yeux du corps ne sauraient découvrir.

Ces yeux-là, comment voyaient-ils ? Lui-même n'eût pas su le dire. Lorsque le confesseur de sainte Thérèse lui posa une question de ce genre, elle répondit « qu'on ne pourrait exprimer ni comprendre de quelle manière on sait, bien qu'on ne laisse pas de savoir très certainement ». (17)

L'histoire suivante, arrivée au Curé d'Ars, n'illustre-t-elle pas à propos les paroles de la grande sainte Thérèse ?

« En une circonstance, rapporte l'abbé Toccanier, je lui posai à brûle-pourpoint cette question : « Monsieur le Curé, quand on a une vue surnaturelle, c'est sans doute comme un souvenir ? — Oui, mon ami, me répondit-il. Ainsi, une fois, je dis à une femme: « C'est donc vous qui avez laissé votre mari à l'hôpital et qui refusez de le rejoindre ? — « Comment savez-vous cela ? me répliqua-t-elle. Je n'en ai parlé à personne ! ». J'ai été plus attrapé qu'elle : je pensais qu'elle m'avait déjà tout raconté ». (18)

Le saint possède si bien les détails de l'incident qu'il s'imagine les tenir de la personne même à laquelle il en rappelle le souvenir. Et soudain il s'aperçoit que la source où il a puisé se trouve ailleurs ! Mais comment y a-t-il puisé ? Cela s'est fait à son insu, tout à l'heure, tandis qu'il parlait à cette femme.

Cependant pouvait-il communiquer avec le monde surnaturel sans en avoir le sentiment intime ? Non. De là chez lui des exclamations comme celles-ci : « Oh ! mes frères, si nous avions les yeux des anges !... Que nos yeux sont heureux de contempler le bon Dieu !... ». De là aussi sa méthode de prédication. « Le Curé d'Ars, a écrit M. Paul Brac de la Perrière, un avocat lyonnais grand ami d'Ozanam, le Curé d'Ars ne faisait pas de raisonnements ». (19) En effet, même en chaire, il ne raisonne pas, il montre. Et il montre parce qu'il voit. Cela, Mgr Convert, quatrième successeur de saint Jean-Marie Vianney à la cure d'Ars, l'a exposé lumineusement dans le plus fouillé et peut-être le plus attrayant de ses livres. (20)

Nous constaterons que, dans le tête-à-tête avec le pénitent, là surtout, le saint confesseur n'hésite pas, ne s'explique pas... ne se trompe pas. Dans bien des cas, le premier des deux qui prend la parole c'est le confesseur, et pour découvrir le fond d'un cœur ou prédire ce que « ni la chair ni le sang ne lui ont révélé ». (21) Parfois il jettera des décisions si brusques, si déconcertantes, énoncera des prédictions si invraisemblables, qu'une sagesse à courte vue doutera de son bon sens et de sa sainteté. Mais l'événement lui donnera raison. « En fin de compte, comme l'a dit Mgr Convert, on sera obligé de rendre hommage à sa sûreté de vue et de s'écrier : « Oui, il y a en  lui un Dieu caché qui l'éclaire ». (22)

Lui-même, du reste, ne l'a-t-il pas proclamé, lorsque, à cette question : « Quel a donc été votre maître en théologie ? », il répondait : « Le même que saint Pierre ».

Son évêque, le vénéré Mgr Devie, qui le connut très bien, n'en a pas jugé autrement. « Un jour, rapporte Mme la comtesse des Garets d'Ars, je me permis cette réflexion devant Monseigneur de Belley : « On regarde généralement notre curé comme peu instruit. — Je ne sais s'il est instruit, répliqua Sa Grandeur, mais ce que je sais bien, c'est que le Saint-Esprit se charge de l'éclairer ».

 

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Une science raisonneuse dira ce qu'elle voudra des intuitions du Curé d'Ars. Le dernier mot sur la question, c'est la parole épiscopale que nous venons d'entendre.

Oui, humainement, ces intuitions ne sont pas explicables. Elles sont bien, selon les termes du pape Benoît XIV, dont nous avons déjà reçu les clairs enseignements, « cette science, cette sagesse qui viennent du Saint-Esprit et qui, n'ayant pour objet principal que le salut, paraissent évidemment la récompense et le fruit de la foi la plus vive... Ce ne sont pas là des suites naturelles ni des tempéraments, ni des circonstances, mais une prédilection singulière de l'Esprit d'amour qui se plaît à transporter une âme sainte, à l'élever pour quelques instants au-dessus de la nature humaine...

« Ainsi les prédictions des saints sont des oracles absolus et formels, sans équivoque, sans incertitude, confirmés par les événements, et qu'ils ne peuvent avoir appris ni de la raison, ni du témoignage des sens, ni par l’art des conjectures, ni par le rapport des autres hommes... »

Telles apparaissent les intuitions du Curé d'Ars.

Elles ne sont pas de ces phénomènes de lucidité que le docteur Charles Richet, il n'y a pas si longtemps, rangeait sous le vocable de cryptesthésie (sensibilité cachée).

La doctrine du docteur Richet se résume en ceci : qu'il existe à peu près chez tous les hommes, même les moins sensibles en apparence, une faculté de connaissance autre que les facultés de connaissance habituelles – cette cryptesthésie ou sensibilité mystérieuse serait accrue par l'hypnotisme. Or, comme l'explique très justement le R. P. Lucien Roure, qui s'est spécialisé en ces questions difficiles, « il est superflu et gratuit de parler d'une faculté nouvelle de connaissance. Il suffit de dire que, sous certaines conditions, nos facultés de connaître acquièrent une puissance, une portée, une pénétration qu'elles n'ont pas à l'état normal ». Parfois, observe le docteur Richet, la sensibilité du toucher, de l'ouïe, de la vue se trouve accrue de façon extraordinaire. Ainsi une personne, pas n'importe laquelle, mais un sujet, percevra au toucher, à l'audition, à la vue un objet soigneusement enveloppé ou même séparé par un obstacle ou tenu à quelque distance ; c'est ainsi qu'un sujet lit une lettre qu'on lui met sur le front, comme si alors le toucher remplaçait chez lui la vue. Or, « M. Richet observe lui-même que la connaissance du monde extérieur nous arrive par la voie des cinq sens, et qu'avant d'imaginer des sensibilités fantaisistes ou des transpositions réelles, il convient de se demander si nos sens ordinaires, agissant en de certaines conditions, ne suffisent pas à rendre compte de ces perceptions anormales ».

Donc, les théories du docteur Charles Richet sur la cryptesthésie demeurent contestables. Supposons-les exactes. Expliqueraient-elles les intuitions du Curé d'Ars ?

Non. Parce que les phénomènes visés par M. Richet et les intuitions du Curé d'Ars ne sont pas de même origine, ne se manifestent pas de la même manière, ont des buts et des résultats différents.

Les faits de lucidité ou de télépathie observés par le docteur proviennent des sens, quelle que soit leur nature, car toute sensibilité, cachée ou non, suppose nécessairement l'action des sens. Chez le Curé d'Ars, rien de semblable. Ses intuitions se rattachent à des opérations intellectuelles. Ce sont des états d'âme : sentiments d'inimitié, amour-propre., frivolité, passion coupable ou désir de conversion, repentir des fautes commises, sainteté future... Ce sont des lambeaux de vie ou des vies tout entières, avec non seulement les circonstances extérieures, mais les dispositions d'âme qui en font le mérite ou la culpabilité... Ce sont des vues dans le monde invisible...

M. Vianney demande soudain à une de ses pénitentes qui habite Lyon pourquoi elle ne prie plus pour son confesseur décédé depuis trois mois. Il sait, sans qu'on le lui ait appris, que ce prêtre est mort à Ajaccio et qu'on a cessé de prier pour lui. La pénitente répond qu'elle croit son confesseur au ciel. « Non, il souffre en purgatoire », réplique le Curé d'Ars. Comment ne pas croire à cette dernière révélation sur le purgatoire, quand les autres se sont trouvées si parfaitement exactes ?... Et cette balle qui, à Sébastopol, frappera le jeune Johanny des Garets et qui d'avance fait frissonner son saint ami ?... Et ce noyé que M. Vianney a vu se jeter du parapet, mais dont en même temps il a perçu l'acte suprême de repentir ?... Et ces inconnus appelés par leur nom du milieu de la foule ?... Et ces événements, ces fautes que le Curé d'Ars raconte à ceux qui en ont perdu jusqu'au souvenir ?... Sont-ce là des phénomènes qui relèvent d'une sensibilité cachée, quelle qu'en soit la puissance ? Ils dépassent l'humaine nature, les possibilités de l'homme. Ils sont dans le Curé d'Ars un don, une grâce gratuite qui provient de l'Esprit de Dieu.

Les expériences du docteur Richet ont porté sans doute sur des faits de lucidité, mais dans des conditions spéciales ; par exemple, l'expérimentateur recourt à l'hypnotisme, aux médiums... Ajoutons que toutes ces expériences n'ont pas réussi, loin de là, que la sincérité de beaucoup donne lieu à des contestations fort vives, pour ne pas dire davantage...

Quel rapport entre ces expérimentations dites scientifiques et la manière d'un prêtre qui, tout en exerçant son ministère, sans recherche d'intérêt ou de vaine gloire, sans mise en scène, découvre ce que rien ne décèle, annonce ce que rien ne fait prévoir, et cela avec une assurance jamais surprise en défaut, sans les tâtonnements, les reprises des « sujets » d'expérience ? On ne lui soumet pas, pour les deviner, des cartes, des dessins, des photographies ; on ne lui applique pas des lettres sur le front ; comme cela se fait dans les expériences de cryptesthésie. Lui, en instrument docile de l'Esprit-Saint, il n'obéit à aucune suggestion humaine ; ce n'est pas le pénitent ou le visiteur qui l'influencent : c'est lui, le saint, qui pénètre leur pensée. Il n'a rien d'un médium : point d'hypnotiseur à ses côtés ; si quelquefois il paraît sommeiller, assis au confessionnal, c'est pour se recueillir, consulter Dieu dans la prière ou simplement besoin d'un peu de silence et de repos. D'ailleurs son don d'intuition se manifeste en d'autres endroits et en d'autres attitudes : debout dans la sacristie, dans la nef ou sur le perron de son église, dans la cour de son presbytère, dans sa chambre ; en marche dans une rue du village ou sur quelque chemin d'Ars ; au milieu de la foule aussi bien que dans la solitude.

Disons enfin que saint Jean-Marie Vianney n'a rien des professionnels de la cryptesthésie. Ceux-ci devinent pour deviner. Le Curé d'Ars est l'apôtre, le convertisseur, le directeur d'âmes ; chez lui, simples entretiens ou intuitions miraculeuses, c'est tout un : il ne cherche que le bien surnaturel, que la gloire de Dieu, que les manifestations de sa bonté miséricordieuse.

Que s'il lui arrive, en ses intuitions, de donner des renseignements purement matériels, ce sera par un motif de charité : pour éviter par exemple à un pèlerin quelque ennui, quelque déboire. Même à l'annonce d'un malheur temporel se joindra chez lui le souci du bien spirituel : cette annonce préparera les âmes à l'épreuve, les fera plus résignées et plus fortes ; la prédiction d'un châtiment amènera les coupables au repentir...

Mais l'apostolat du Curé d'Ars doit se prolonger bien au delà de sa tombe. Il y a ici, dans les faits les plus simples comme dans les plus tragiques, pour toutes les âmes de bonne volonté, des conseils, des reproches, des menaces, des rappels pressants à la foi et à la confiance, des encouragements salutaires.

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(1) Chanoine Nicolas BAUDEAU, Analyse de l'ouvrage dit pape Benoît XIV sur les béatifications et canonisations, approuvé par lui-même, Paris, Lottin, 1761, pp. 260-262

(2) Abbé MONNIN, Le Curé d'Ars, t. II, p. 356

(3) Lettre du 21 septembre 1857 à M. l'abbé Tapie

(4) Numéro du 20 août 1859

(5) Procès apostolique continuatif, f. 654

(6) Mlle Marthe MIARD, Procès apostolique continuatif, f. 821

(7) Abbé CARRIER, Procès apostolique inchoatif, f. 1275

(8) Procès apostolique sur la renommée de sainteté, f. 311

(9) V. notre livre Le Curé d'Ars, pp.71-77

(10) Circulaires de la Visitation de Montluel. Notice sur Sœur Marie-Hélène Ballefin

(11) Procès de l'Ordinaire, f. 251-252

(12) Circulaires de la Visitation de Montluel. Notice sur Sœur Marie-Gabriel Grodemouge

(13) Documents Ball, n°24

(14) Page 39 (partie : ‘le monde invisible’ – XVII)

(15) Procès de l'Ordinaire, f. 1393

(16) L'état mystique, Paris, Amat, 2e édit., 1921, pp. 179, 180

(17) Château de l'âme, liv. VI, chap. VIII

(18) Procès de l'Ordinaire, f. 330

(19) Dans une plaquette Souvenirs de deux pèlerinages à Ars

(20) Le saint Curé d'Ars et les dons du Saint-Esprit, Lyon, Vitte. – Il faut lire spécialement dans cet ouvrage ce qui a trait aux dons de Sagesse et de Conseil

(21) Évangile selon saint Matthieu, XVI, 17

(22) Le saint Curé d'Ars et les dons du Saint-Esprit, p. 314