Deuxième partie : VUE À DISTANCE

 

 

I

 

Ses yeux

 

M. le comte de Tourdonnet, châtelain de Bech, près d'Ussel, en Corrèze, n'attachait d'importance ni à la sainteté, ni aux miracles : il était malheureusement un fils de cette génération qui délaissa l'Évangile pour écouter Voltaire. Chez lui, toutefois, aucun sectarisme, mais seulement une parfaite indifférence.

Il avait parmi les personnes à son service une pauvre fille qui devenait sourde. Elle manifesta le désir de voir M. Vianney et de se confesser à lui. Loin d'y contredire, le comte s'offrit pour conduire au serviteur de Dieu cette pénitente nouvelle. Ni lui ni sa domestique ne connaissaient le village d'Ars.

Ils y arrivèrent dans la journée du 3 septembre 1856. La servante avait hâte d'entrer à l'église. M de Tourdonnet l'y accompagna obligeamment. Mieux encore, il se chargea de la recommander au Curé d'Ars qui se trouvait à ce moment dans la sacristie. La servante demeura donc au bas de la nef, où son maître devait, comme c'était convenu, la retrouver.

Mis en présence du serviteur de Dieu, le comte lui exposa en peu de mots le but de sa visite : « Monsieur le Curé, lui dit-il, pourriez-vous guérir ma servante, puis l'entendre en confession ?... La confession, monsieur le Curé, est une bonne chose pour cette pauvre fille : cela lui fait un effet moral... »

M. Vianney, qui sans doute jugeait ces explications trop longues encore, se contenta de répondre : »

« Ah ! oui, Marie ?... Justement, je la vois dans le chœur.

— Pardon, monsieur le Curé, elle est au bas de l'église. »

Le Curé d'Ars n'insista pas. M. de Tourdonnet sortit de la sacristie étonné à la fois et souriant : il n'avait point nommé sa domestique, et ce prêtre venait de l'appeler par son nom. C'est assez singulier, se disait le comte, qu'il sache son nom... Au moins, il se trompe sur la place qu'elle occupe, puisque je l'ai laissée au bas de l'église et qu'elle doit m'y attendre !

 

En vérité, qui de nous deux s'est trompé ? songeait M. de Tourdonnet, lorsque, n'ayant pas trouvé Marie près du bénitier ni au seuil de la nef, il remontait vers le sanctuaire où il semblait peu vraisemblable que cette pauvre fille eût osé s'introduire.

 

C'était pourtant cela ! A peine son maître l'avait-il quittée que, prise d'une curiosité soudaine, Marie avait voulu visiter l'église. En jouant des coudes, elle était parvenue jusque dans le chœur. Évidemment, M. Vianney n'avait pu l'apercevoir au passage, puisque la sacristie était fermée ; et cependant, il avait dit vrai. Quand il avait affirmé : « Je la vois dans le chœur, » la domestique s'y trouvait déjà.

 

« Alors, comme l'a écrit le chanoine Ball, M. le comte, voyant que le vénérable Curé lui avait dit vrai, non seulement en désignant par son nom une personne qu'il ne pouvait naturellement connaître ni nommément ni d'une autre manière, mais encore en déterminant l'endroit de l'église où elle était et où elle ne devait pas être, ne put plus contenir son étonnement et il se mit à en dire la cause à qui voulait l'entendre.

« Le bruit qui s'en fit parmi les nombreux pèlerins arriva jusqu'aux oreilles de M. l'abbé Toccanier, vicaire de M. Vianney en ce temps-là. M Toccanier, ne s'en rapportant pas à la rumeur publique, voulut avoir le récit de ce fait de la bouche de M. le comte, et il l'obtint...

« Après l'avoir entendu verbalement, M. Toccanier demanda à M. de Tourdonnet s'il consentirait à le signer : « Pourquoi pas, puisque c'est la vérité ? » répondit celui-ci, et il le signa après l'avoir écrit sommairement sur un registre conservé à Ars. »

En témoignant au Procès de l'Ordinaire, M. Toccanier complète lui-même ces renseignements :

« Eh ! comment expliquez-vous cela ? questionna-t-il, dès que le comte eut signé son rapport.

— Je n'y comprends rien, répliqua M. de Tourdonnet... En tout cas, le Curé d'Ars n'a pas les yeux faits comme les autres. »

 

Quel fut, en définitive, le résultat de cette rencontre ? Évidemment, la servante put se confesser. S'en retourna-t-elle guérie ? Aucun des témoins que nous avons entendus ne l'assure. Quant à son maître, voici ce qu'en dit, mélancoliquement, l'abbé Alfred Monnin : « Cet homme a eu une preuve directe, personnelle, qu'il y avait en M. Vianney quelque chose d'extraordinaire ; il en a été très bouleversé. S'est-il converti ? Hélas ! non ». C'est l'éternelle histoire : ils voient des miracles et ils ne croient pas (1).

 

 

(1) Evangile selon saint Jean, XII, 37. – Nous avons utilisé pour ce récit les Documents Ball, n° 30 ; les témoignages de M. Toccanier (Procès de l'Ordinaire, folio 178) ; du Frère Athanase (Procès apostolique sur la renommée de sainteté, folio 188 ; A. Monnin (Le Curé d'Ars, t. II, p. 508)