XXI

 

« Dufour !... »

 

Il serait exagéré de dire que dans les foules d'Ars il n'y ait eu que des pèlerins ; chaque jour s'y mêlaient des curieux, presque tous bien intentionnés, sans doute ; mais qui détournera ces sortes de gens – aujourd'hui sous le nom de touristes ils profanent les lieux les plus vénérés – de promener leurs âmes sans prière ? Heureusement que plus d'un se laisse toucher par la ferveur des fidèles ou la beauté des cérémonies saintes ; sans quoi, il les faudrait nommer une engeance détestable.

C'est pour de semblables raisons que le Curé d'Ars les tolérait et, à l'occasion, leur rendait service. En voici une preuve.

 

Un spirite de Lyon, Antoine Saubin, touriste avant la lettre, fut si bien converti par M. Vianney en février 1859 que, le mois suivant, en la fête de saint Joseph, il entrait comme postulant à la Trappe de Notre-Dame-des-Neiges. – Nous raconterons une autre fois l'histoire du Frère Joachim. (1)

Or, sur ses conseils, plusieurs de ses amis lyonnais, « renonçant eux aussi, comme l'a écrit le chanoine Ball, à leurs superstitions spirites et effrayés d'avoir été si longtemps le jouet du démon, résolurent d'aller se confesser à M. Vianney » ; sauf un, toutefois, qui se rendit à Ars « par pure curiosité ». Cet homme, nommé Dufour, était cordonnier à Perrache.

Naturellement, il n'avait pas écrit au Curé d'Ars pour le prévenir de son passage, pas plus qu'il ne s'était fait annoncer par qui que ce fût. Il se joignit à la foule et attendit que parût, pour le bien dévisager, ce curé extraordinaire qui avait « retourné » si dextrement ses camarades en spiritisme.

Il vit sortir de l'église un petit vieillard aux épaules courbées, dont le regard vif et doux semblait ne se fixer que sur des visages amis : presque toutes les personnes présentes lui étaient pourtant étrangères. Dufour eut un tressaillement. Le Curé d'Ars venait de l'appeler par son nom.

« Dufour, disait-il, repartez tout de suite chez vous. Votre femme vous attend avec impatience : en ce moment, on vous fait saisir. »

Pauvre Dufour ! Il avait quitté Lyon sans prévoir la catastrophe.

« Oui, partez, mon ami, ajouta M. Vianney ; mais vous reviendrez l'année prochaine. »

Que de choses étonnantes en quelques paroles : ce prêtre discernant dans un groupe compact un homme qu'il n'a jamais vu, dont il n'a jamais entendu parler, puis le nommant, lui indiquant ce qui se passe à l'heure même dans sa maison située à 35 kilomètres d'Ars, tandis que Mme Dufour s'affole et supplie les gens de loi de surseoir jusqu'au retour de son mari...

« M. Dufour, relate le chanoine Ball, partit aussitôt pour Lyon et trouva les choses exactement comme le Curé d'Ars les lui avait annoncées. (2) »

 

Les notes qui demeurent ne disent pas si le cordonnier de Perrache vint l'année suivante prier en pèlerin sur la tombe de M. Vianney. Quoi qu'il en soit, il savait à présent que penser du petit « curé extraordinaire ».

 

 

(1) V. ce livre p. 142 (partie : ‘lecture dans les cœurs’ – XI)

(2) Documents, N° 17