XXVII

 

« Scholastique ! »

 

La dévouée servante se désolait pour plusieurs raisons. Oh ! ce n'était pas sur elle-même qu'elle gémissait, étant de ces chrétiennes qui, vouées au service d'autrui, demandent à Dieu, comme celle dont parle Lamartine, « la grâce de trouver la servitude douce et de l'accepter sans murmure ». Ce qui chagrinait si profondément Scholastique, c'était la triste conduite de son maître et plus encore peut-être l'état d'abattement où la maîtresse de maison était tombée. « Madame ne mange plus, madame ne dort plus, madame s'en va au grand galop ! » soupirait à part soi la compatissante fille. Et elle se rongeait les sangs, désespérée de ne trouver remède ni à l'inconduite de monsieur, ni à la douleur mortelle de madame.

Elle n'y avait pas songé encore ; elle y songeait bien tard : Ars, qui n'est pas loin de Lyon, Ars, ne serait-ce pas le salut ?

Un matin de 1857, sous un prétexte quelconque, elle obtient de s'absenter. Vite, elle s'en va à la place Bellecour et prend place dans la diligence. Vers onze heures, c'est l'arrivée dans le village où de nombreux pèlerins circulent.

Cependant, l'église est pleine à regorger. M. Vianney, assis dans la petite chaire, fait son catéchisme. La pieuse servante se loge comme elle peut, dans le coin le plus humble. Elle tâche de saisir quelques mots, mais sa pensée, chargée d'inquiétude, refait vingt fois le voyage. Mon Dieu ! Elle avait espéré voir tout de suite M. le Curé ! Le cas est si grave, si pressant : cette pauvre dame si malheureuse, ce père indigne, ces enfants qui, s'ils perdent leur mère, vont avoir sous les yeux tant de fâcheux exemples !... Ah ! si le saint pouvait savoir !...

Le catéchisme fini, M. Vianney quitte l'église, traverse les rangs des pèlerins qui l'attendent et referme enfin sur lui la porte de son presbytère.

« Quand va-t-il revenir ? interroge la servante.

— Oh ! dans une heure, tout au plus : son repas lui prend cinq minutes à peine ; il se repose ensuite un peu, puis il visite sa Providence, ses malades... »

Patience donc ! Restons à l'église. Qui sait, peut-être ?... Personne, parmi tant de gens assemblés, ne semble disposé à céder sa place. Mais il reste un espace libre à l'entrée du chœur. Résolument, malgré des observations croisées, la domestique s'y faufile.

Une heure. M. Vianney arrive. Il prie un instant, puis sa voix s'élève dans le silence. Il appelle :

« Scholastique !... Scholastique ! »

La servante a un sursaut, mais ne bouge pas. Est-il possible que M, le Curé l'ait nommée ainsi sans la connaître ? Il doit se trouver dans la nef une autre personne affublée de ce prénom.

Une troisième fois, l'appel a retenti :

« Scholastique ! »

La Scholastique lyonnaise n'hésite plus. Malgré son trouble, elle s'est retournée et elle a vu les regards du saint posés sur elle. Elle va vers M. Vianney, qui la conduit à son confessionnal de la chapelle Saint-Jean-Baptiste.

Sur-le-champ, le Curé d'Ars lui dit la raison de sa venue et qu'il lui faut repartir sans tarder, parce que, là-bas, on la désire : sa maîtresse est guérie.

Toute joyeuse, Scolastique remonta dans la diligence de Lyon. Dès son arrivée, elle constata que le saint d'Ars avait dit vrai. Madame l'attendait avec un courage renouvelé : c'était déjà une convalescente qui ne demandait qu'à reprendre des forces.

 

Quelque temps après, Scholastique quittait Lyon pour devenir, à Paris, la cuisinière d'un colonel en retraite, rhumatisant, voltairien et, naturellement, « ennemi des jésuites ». Sa pieuse et fine diplomatie vint à bout de ce vieil entêté. Elle fit neuvaine sur neuvaine en l'honneur du Curé d'Ars, entré alors dans son éternité ; le colonel rendit les armes et se convertit tout de bon : il mourait pieusement à l'âge de quatre-vingt-neuf ans, en mars 1861. Quant au premier maître de Scholastique, les documents ne révèlent pas ce qu'il devint dans la suite : il est vraisemblable que la grâce le toucha ; sans quoi, il n'y aurait pas eu, sans doute, de si heureux changements dans sa maison. (1)

 

 

(1) D'après une lettre adressée, le 6 mars 1913, à Mgr Monestès, évêque de Dijon, par Mme la baronne de Pardailhan, bien au courant de ces faits