Troisième partie : LECTURE DANS LES CŒURS

 

 

I

 

Le sommeil du saint qui lit dans les cœurs

et l'apparition qui révèle l'état d'une conscience

 

L'heureux témoin des faits extraordinaires qui vont suivre, M. François Bourdin, que nous trouvons, en 1900, retiré à Benonces de l'Ain, non loin de la Chartreuse de Portes, les a racontés à M. l'abbé Joly, curé de la paroisse. « C'est, écrivait M. Joly, un vieillard universellement estimé pour sa vertu et sa piété. On ne saurait suspecter son témoignage ». Or son récit, plus que tout autre peut-être, montre à quel point saint Jean-Marie Vianney vivait comme naturellement dans le surnaturel.

 

*

* *

 

A l'âge de trente-cinq ans, par suite de mauvaises affaires dans l'exploitation des forêts de Villebois, François Bourdin se retira désespéré chez son beau-père à Ambutrix (1). On y prêchait une mission ; mais il refusa d'y prendre part, malgré les instances de sa famille qui, dans cette paroisse chrétienne, regardait comme un grand déshonneur d'avoir un membre n'accomplissant pas ses devoirs. Un des motifs qui le retenaient était la crainte de n'être pas disposé à communier, à cause du désespoir qui le tourmentait, car, bien qu'il ne fût pas très fervent, il avait toujours gardé une foi vive et un grand respect pour le Saint-Sacrement.

Comme la mission touchait à sa fin, un jour en travaillant il ressentit de profonds remords. « Je veux me confesser, dit-il en rentrant, mais au grand confesseur, au Curé d'Ars ». C'était en 1856. Le vénérable Curé était alors à l'apogée de sa réputation. On objecta à François Bourdin que les autres prêtres étaient aussi bons que M. Vianney pour entendre sa confession. « Oui, sans doute, répondit-il, Luther et saint Ignace de Loyola avaient tous deux le pouvoir de remettre les péchés, mais qui entre les deux n'aurait préféré le saint ? »

Il partit pour Ars, trouva l'église comble et les confessionnaux assiégés. On le prévint que, pour se confesser dans la journée, il fallait être de bonne heure à l'église. Le lendemain, il y entra avant l'aurore et attendit patiemment son tour.

M. Vianney, après avoir entendu le récit de sa vie, pour tout encouragement lui dit en pleurant : « Mon garçon, vous êtes damné... Revenez demain ». Cette parole pénétra jusqu'au fond de l'âme du pénitent. Il se retira en pleurant, lui aussi, et en se disant : « Moi damné !... Maudit de Dieu !... Pour toujours !... ».

Celui chez qui il logeait, observant qu'il ne mangeait plus et qu'il paraissait très chagrin, s'informa de la cause de sa peine et le rassura en lui disant que le Curé d'Ars avait tenu le même langage à beaucoup d'autres (2).

Le lendemain, notre pénitent se présenta de nouveau, comme il en avait reçu l'ordre, et ainsi sept jours de suite. M. Vianney confessait dans sa petite sacristie. Il faisait fort peu d'exhortation, mais pleurait continuellement. Parfois il semblait sommeiller, et Bourdin, ennuyé de cela, eut la hardiesse de lui pousser un peu le bras. « Ce n'est pas un vrai sommeil, lui dirent quelques habitants d'Ars ; c'est alors qu'il lit dans les âmes. »

 

Enfin, le huitième jour, le pénitent voulait communier et se disposait à s'agenouiller à la sainte table, lorsqu'un gardien de l'église s'approcha de lui et lui dit :

« Vous allez communier ?... Mais avez-vous reçu l'absolution ?

— Ah ! monsieur, répondit Bourdin, un peu surpris, c'est vrai... peut-être que... je ne me souviens pas...

— Alors il faut retourner vous confesser.

— Mais que va dire M. le Curé ? Il me traitera de scrupuleux…

— Allez seulement : plus il a de monde, plus il est content. »

Donc, au lieu de communier, François Bourdin se mit le dernier au rang des pénitents et attendit patiemment encore presque toute la journée. Lorsque celui qui le précédait fut sorti, il prit sa place ; il n'avait vu entrer personne à la sacristie.

Or, à ce moment, M. Vianney était debout, le dos tourné vers la porte et il conversait avec une grande dame qui se tenait en face de lui.

Cette femme était d'une taille plus élevée que celle du saint Curé. Ses vêtements étaient bleu pâle, sa figure un peu arrondie avait une beauté merveilleuse dont rien de ce qui se voit, en image ou en réalité, ne peut donner une idée.

Lorsque le pénitent entra, elle jeta sur lui un regard plein de bonté, qui le pénétra jusqu'au fond de l'âme. N'osant trop la regarder lui-même, il s'agenouilla au confessionnal et se mit la tête dans les mains.

Le Curé d'Ars sembla ne s'apercevoir de rien et continua à s'entretenir avec la dame mystérieuse ; mais le dialogue n'était pas entendu par le témoin. Celui-ci croit que l'entretien dura une demi-heure.

Pendant qu'il était au prie-Dieu, Bourdin sentit comme un poids immense se soulever de sa poitrine et éprouva aussitôt un bien-être indéfinissable, comme une impression sensible de la grâce en son cœur. Puis le Curé d'Ars se retrouva seul, sans que la porte se fût rouverte pour laisser sortir la grande dame. Il se tourna vers le pénitent et le prit par le bras : « Allez, mon ami, allez en paix, lui dit-il, vous êtes sûrement en grâce avec Dieu. »

Pour témoigner sa joie et sa reconnaissance, ce brave homme tira une pièce de vingt francs (c'était presque tout ce qui lui restait) et la donna au vénérable Curé, qui l'accepta en disant : « Mes pauvres en ont toujours besoin ».

 

L'année suivante, Bourdin renouvela son pèlerinage, se confessa encore huit jours consécutifs, et ne vit rien d'extraordinaire, cette fois, chez M. Vianney. Mais, comme l'année précédente, il communia avec de grandes consolations sensibles. Il était désormais affermi dans les pratiques de la vie chrétienne.

 

 

(1) Villebois et Ambutrix sont deux communes du département de l'Ain

(2) Le Curé d'Ars savait mesurer ses coups. Il frappait très fort quand cela était nécessaire pour ébranler une conscience. C'est le cas ici. Après cette parole effrayante : Vous êtes damné, il sous-entendait : si vous persévérez dans ce vice, cette passion coupable... si vous ne revenez pas aux pratiques religieuses, etc.