XI

 

Le spirite

 

Si le Frère cordonnier de la Trappe de Notre-Dame des Dombes eût rompu le silence prescrit par la règle – ce dont il n'avait nullement le désir – quels souvenirs extraordinaires il aurait pu conter ! Mais Frère Joachim se taisait en méditant peut-être sa propre histoire, qui était bien l'histoire des miséricordes de Dieu.

Frère Joachim s'était appelé dans le monde Antoine Saubin.

Orphelin de père dès le bas âge, Antoine avait quinze ans quand il perdit sa mère. Bien qu'élevé chrétiennement, le jeune homme, livré à lui-même, cessa bientôt toute pratique religieuse. A vingt ans, Saubin venait à Lyon pour y travailler dans l'échoppe d'un cordonnier.

Il n'était point méchant garçon. En son cœur, la foi couvait sous la cendre ; parfois, en passant devant quelque église, où il n'entrait pas, il sentait comme une nostalgie le prendre. Il croyait au surnaturel, mais comment y atteindre ?

A vingt-sept ans, Antoine Saubin entrait en relation avec plusieurs familles qui faisaient du spiritisme. Des hallucinations terribles le hantèrent... Entendant parler du Curé d'Ars, la pensée lui vint de le consulter sur ces mystérieux prestiges. Ses amis voulurent l'en empêcher. Il partit quand même.

En jouant des coudes, le peu patient Saubin put pénétrer assez loin dans la nef de la petite église pour apercevoir de dos M. Vianney qui, agenouillé à cette heure dans la chapelle de sainte Philomène, y récitait son bréviaire. Notre Lyonnais resta là un quart d'heure ; déjà l'attente lui paraissait longue. « Si ce prêtre, songea-t-il, avait l'esprit de Dieu comme on le prétend, il saurait bien que j'ai à lui parler et que je suis pressé. »

Aussitôt le Curé d'Ars se retourna et, regardant Antoine Saubin stupéfait :

« Patience, mon ami, dit le serviteur de Dieu, je suis à vous tout de suite. »

Décidément, ce curé n'était pas un devin pour rire. Antoine lui fit ses confidences. « Revenez demain », lui signifia M. Vianney. Le lendemain matin, après avoir assisté à la messe, Saubin pénétra dans la sacristie tandis que le saint quittait les ornements.

« Toutes vos visions, lui déclara le serviteur de Dieu, ne sont que des illusions du démon pour vous tromper. Ne fréquentez plus ces maisons. Faites une neuvaine à Notre-Dame de Fourvière, et je vous assure que tout cela cessera. »

Déjà, Antoine Saubin goûtait une paix inconnue. Et pourtant, que de fautes chargeaient encore sa conscience !

« Mon Père, demanda-t-il, ne devrais-je pas me confesser ?... Mais je ne suis pas prêt.

— A Fourvière, répliqua le saint, vous trouverez un bon Père qui vous entendra et vous dira ce que vous aurez à faire. »

 

Cela se passait au début de février 1859. Le 19 mars suivant, l'ancien spirite entrait à la Trappe. Manifestement, la Providence de Dieu avait tout conduit. Monté à Fourvière, Antoine Saubin y avait rencontré un jésuite auquel il s'était confessé. Il lui avait conté ensuite quel changement radical s'était opéré dans ses dispositions d'âme sur la route même d'Ars, alors qu'il sortait d'une entrevue avec le saint Curé. Non, il n'en voulait plus, du spiritisme ; non, il ne resterait pas dans un milieu plein de tant de périls. Il voulait fuir le monde, expier ses fautes, s'enfermer en quelque solitude...

Et c'est ainsi qu'en la fête de saint Joseph, Antoine gravissait les pentes qui mènent sur les hauts plateaux du Vivarais. Il se présentait au monastère de Notre-Dame-des-Neiges, là même où, trente ans plus tard, devait venir, non moins humble et non moins pénitent, celui qui fut dans le monde le joyeux lieutenant Charles de Foucauld. Antoine Saubin, alors âgé de vingt-neuf ans, devenait le Frère Joachim.

Plus tard, guéri d'une maladie mortelle par l'apposition d'une relique de saint Jean-Marie Vianney, Frère Joachim vint à Ars avec dom Polycarpe, depuis abbé de Notre-Dame-des-Neiges, remercier son grand bienfaiteur. Là, il raconta son histoire. (1)

Il devait mourir saintement non loin d'Ars, au monastère de Notre-Dame-des-Dombes où l'on avait eu besoin d'un frère cordonnier.

 

 

(1) C'est précisément l'un de ses auditeurs d'alors, M. l'abbé Rougemont, vicaire d'Ars, qui a fait consigner ces détails au Procès apostolique continuatif (folios 787-788). Le Frère Joachim a confirmé son récit par deux lettres datées, l'une du 14, l'autre du 20 février 1878. Il se déclare, dans la dernière, prêt à témoigner sous la foi du serment, s’il en est besoin.