XV

 

Ce qui fut dit à une mondaine

 

Pourquoi Mlle Alice Douzel, cette jeune mondaine aux regards distraits, s'était-elle mêlée à la foule recueillie des pénitentes ? Le savait-elle bien elle-même ? La curiosité sans doute, et aussi le remords d'une existence vaine qui aurait pu être si féconde... Bref, son tour vint de s'agenouiller au confessionnal. Elle n'en était guère émue, car, après tout, que pouvait bien lui apprendre ce petit curé de campagne ? Elle commença une accusation quelconque. Soudain elle tressaillit. Le petit curé de campagne l'apostrophait :

« O ma pauvre enfant, quand donc mettrez-vous un terme à votre vie inutile et dissipée ? Quand finirez-vous de lasser la patience du bon Dieu ?... Il vous attend chez les Sœurs Maristes. Il n'a pas oublié votre promesse d'être toute à lui. »

C'était vrai. Mlle Douzel, très pieuse il y avait peu de temps encore, s'était liée par une semblable promesse, puis, singulièrement déchue de sa ferveur, elle avait paru vouloir s'étourdir pour oublier, emportée dans le tourbillon des vanités, des amusements et des fêtes... Le Curé d'Ars venait de percer son âme à jour. Alice, toute confuse de ce coup direct, avoua ses torts, mais n'eut pas le courage de prendre sur place l'énergique décision que le saint jugeait nécessaire.

 

Elle revint à ses futilités, rechercha plus que jamais les adulations et les plaisirs. Sur les entrefaites, un gentilhomme demanda sa main. Elle ne put s'empêcher alors de songer à ce prêtre qui avait si bien lu dans son âme. Mais quoi ! Il n'était plus possible de revenir en arrière. Alice Douzel devint Mme de Kéranion. Toutefois, pour endormir sa conscience, elle promit que, si Dieu lui donnait une fille, elle la consacrerait à la Sainte Vierge et l'élèverait chrétiennement.

Effectivement, après dix ans de mariage, elle eut une fille. Songea-t-elle à sa promesse ? Il semble que oui, puisqu'elle donna à cette petite le nom de Marie. Mais voilà qu'âgée seulement de quelques mois, l'enfant, frappée d'un mal mystérieux, parut près de mourir. Affolée, Mme de Kéranion, qui habitait alors Paris, prit sa fille dans ses bras et la porta sur l'autel de Notre-Dame des Victoires. Là, elle se jura de donner plus tard à sa petite Marie l'exemple d'une vie vraiment sérieuse et chrétienne. L'enfant guérit.

Hélas ! par une légèreté inconcevable, la mère, à mesure que grandissait l'innocente, vivait de plus en plus en marge de la foi. Une de ses sœurs, la jugeant aussi incapable qu'indigne d'élever cette pure enfant, la lui enleva résolument pour se charger de son éducation. Insouciante, l'autre laissa faire.

A sept ans, Marie est mise en pension chez les Sœurs Maristes de Saint-Étienne. Elle y fait sa première communion comme un ange de la terre. Plus tard, elle voue à Dieu sa virginité. Elle ferme les yeux à sa vertueuse tante et, l'heure venue, Marie se consacre définitivement à la Sainte Vierge en devenant religieuse Mariste.

Connaissant l'efficacité réparatrice de la souffrance, elle s'offrit en victime pour cette mère trop frivole qu'elle aimait toujours et qu'elle voulait rendre à Dieu. Dès lors, tourmentée par des souffrances inouïes qu'elle supporta sans plainte, la petite Sœur fit de sa vie un acte ininterrompu de charité et d'amour. Avant de quitter ce bas monde, elle goûta le profond bonheur de reconquérir sa mère.

Et c'est elle, Mme de Kéranion, revenue à la ferveur de sa jeunesse, qui a conté ces détails touchants. Elle n'a pas voulu taire son nom, parce qu'il chante à sa manière la patience et les miséricordes d'un Dieu qui daigna, en substituant la fille à la mère, ne pas supprimer une vocation religieuse dont le Curé d'Ars, par une intuition d'En-Haut, avait reconnu l'existence. (1)

 

 

(1) Les détails de cette histoire proviennent d'une notice manuscrite sur plusieurs Sœurs Maristes, communiquée, le 6 avril 1921, à Mgr Convert par le T. R. P. Raffin, supérieur général de la Société de Marie.