XVI

 

L'amnésie de Mère Albine

 

Mère Albine est décédée le 10 décembre 1919, à Cognac, où elle était supérieure des Sœurs Gardes-malades de la Miséricorde, dont la maison-mère est à Séez. Née à Mayenne en juin 1828, entrée à la Miséricorde en 1848, elle comptait donc quatre-vingt-onze ans d'âge et soixante et onze de vie religieuse. C'était, dans les dernières années de sa vie, une sympathique petite vieille, au parler lent, à l'esprit très lucide, à l'âme claire, simple, naïve comme celle d'un enfant. Mais avec cela un brin de malice souriante qui l'apparentait au Curé d'Ars.

Elle l'avait vu jadis, ce bon saint... Mais ce n'est que bien longtemps après l'entrevue qu'elle en confia les impressions, douces et terrifiantes, à une ou deux intimes amies... Celles-ci « mangèrent-elles la consigne », bien qu'elles eussent promis le secret ? C'est vraisemblable. Quoi qu'il en soit, le fait est aujourd'hui assez connu de la communauté pour qu'il n'y ait plus d'indiscrétion à le relater dans tous ses détails. Du reste, Mère Albine s'en ouvrit, en 1916, au prêtre qui nous l'a communiqué – M. l'abbé Boudoire, curé de Genneville, au diocèse d'Angoulême. Voici en quels termes elle lui conta cette histoire étrange :

 

« C'était peu d'années après mes premiers voeux. Notre maison de Séez n'était pas bien riche alors ; elle ne l'est guère devenue depuis. Il s'agissait de transformer notre chapelle devenue insuffisante. Comme nous ne gagnions rien, vouées que nous sommes par vocation à visiter les malades pauvres et à aider leurs familles, il fallut quêter. Et ce fut pour quelque temps la dispersion.

Celles qui avaient été désignées pour ce rude office partirent donc, deux par deux, comme autrefois les Disciples. J'étais de l'expédition et, vu mon inexpérience, on me mit sous les ordres d'une Sœur plus âgée et moins timide. Ma compagne, que je n'avais pas à juger, était par tempérament entreprenante et curieuse. Je dois même avouer – et cet aveu éclairera ce qui va suivre – qu'elle m'avait parfois un peu malédifiée par ses façons autoritaires, sa liberté trop grande de jugement ; elle n'était pas sans vanité non plus... Tout cela, je le dis par amour de la vérité, et aussi parce que, comme vous le verrez, c'est devenu de l'histoire ancienne et ça a tourné à l'honneur de ma regrettée Sœur.

C'est nous deux qui allions le plus loin : notre champ de glane était la région de Grenoble... La tentation était bien forte pour ma compagne de faire un petit crochet du côté d'Ars où couraient tant de pèlerins. « Nous profiterons du voyage, me dit-elle, pour aller voir ce curé dont on raconte tant de choses ». N'ayant pas le bâton de commandement, je répondis à ma Sœur que je ferais ce qu'elle voudrait, puisque seule elle était responsable. J'objectai seulement que cette tournée supplémentaire me paraissait bien inutile et qu'en tout cas, je ne me confesserais point à ce prêtre étranger.

« Pas plus que moi du reste, conclut ma compagne. Mais nous irons à Ars tout de même ! »

 

Nous y voilà arrivées. Foule dans la rue qui descend vers l'église. Église .bondée. Nous étions bien tombées ! Jamais nous n'arriverions à voir d'assez près celui que nous avions entendu sur la route appeler le saint. Encore moins pouvions-nous songer à lui demander audience.

Profitant de la sortie de plusieurs personnes, nous nous faufilons dans l'église. Je me rappelle qu'il y faisait à la fois bien chaud et bien sombre. Nous nous mettons en prière, tout à fait au fond, à l'entrée de la chapelle des Saints Anges. Mais, mon Dieu, que de distractions ! Je songeais malgré tout : dire qu'il y a peut-être ici un saint, un grand saint ! Et je tâchais de me recueillir au milieu de cette foule. Ma compagne, se dressant par-dessus les têtes, s'efforçait de voir quelque chose. « Où est donc le saint ? » questionna-t-elle. Quelqu'un lui désigna du doigt, au-delà de la sainte table, la porte de la sacristie.

« Il confesse les hommes à cette heure-ci, dit cette personne. Si vous voulez lui parler, achetez de la patience. »

Or, à ce moment-là, la porte de la sacristie s'ouvrit toute grande. Un monsieur en sortit, la tête baissée. Et derrière lui, une forme blanche apparut : un vieux prêtre en surplis. Il se pencha un peu au dehors et, j'en eus la certitude immédiatement, il nous regarda, nous, les pauvres Sœurs quêteuses de Séez, dans l'Orne !...

« Venez, mes petites ! » dit-il d'une voix perçante. Aussitôt un remous se produisit, une étroite allée se creusa parmi les fidèles. Nous comprîmes à cela qu'il fallait avancer. On nous poussa plutôt qu'on ne nous laissa aller à la sacristie.

 

Le Curé d'Ars, que nous nous attendions à trouver debout et seul, s'était rassis à son confessionnal enfoncé entre le mur et un vieux meuble, et un homme à ses genoux commençait sa confession !

Que faire ?... Le saint, nous ayant appelées, nous avait laissées entrer, et il semblait ne plus se rendre compte de notre présence !... Mais ce pénitent, avec ses péchés qui me paraissaient si énormes !... Nous fûmes tellement saisies l'une et l'autre que, retenant nos souffles, nous restâmes collées contre une grande armoire qui remplissait tout le fond de la sacristie. Quelles affreuses minutes ! Je croyais sentir les fautes du pénitent se graver en rouge dans ma mémoire. « Comment, pensai-je, oublier tant de crimes ?... Me voilà malheureuse pour toute ma vie !... » L'idée aussi qu'il y avait violation du secret commençait à poindre dans mon esprit, quand l'homme dont je n'aperçus que les larmes se retira pour disparaître dans l'église.

Aussitôt le Curé d'Ars s'était levé. Il fit deux pas vers nous. Il affectait, eût-on dit, de ne pas regarder ma compagne. C'est à moi la première qu'il adressa la parole... Mon Dieu, quand je pense à ce que le saint m'a révélé, quelle joie faite de gratitude et de confiance ! Je vous répète mot pour mot ce qu'il m'a dit en souriant : « Soyez heureuse, ma petite ; vous aurez une belle place en paradis ».

Puis un éclair passa dans son regard et d'une voix menaçante il dit à ma compagne effondrée : « Vous, si vous ne changez pas, c'est l'enfer !... »

Ce fut tout. Il se rassit à son confessionnal. Nous sortîmes. Ma Sœur était pâle comme une morte.

 

Qu'ajouter à cela ? Deux choses seulement. D'abord que ma pauvre bien-aimée compagne, à partir de cette minute tragique, me parut comme transformée : un modèle d'humilité, d'oubli de soi-même et de charité. Le mot terrible du Curé d'Ars : c'est l'enfer  lui avait fait autant de bien, sinon plus, qu'une retraite de trente jours !

Puis, il faut que je défende la réputation de saint Jean-Marie Vianney. Il n'a violé en définitive aucun secret. Il savait, ce grand saint, que les péchés de cet homme s'effaceraient aussitôt de nos mémoires. « Oh ! me redisais-je, que je vais être malheureuse ! » Je n'osais plus penser à rien. Je me rappelais en effet que j'avais entendu de grosses fautes. Soit pour m'aguerrir, soit que la curiosité s'en mêlât – les deux peut-être ! – je fis un tout petit pas dans ma mémoire, puis deux... Et je n'y trouvai plus rien. Alors, je l'ouvris toute grande, je l'interrogeai à fond, j'en scrutai les moindres recoins. Plus un souvenir de détail. Rien, rien, et depuis, rien, rien encore !... Une seule chose demeure avec le regard, l'accent, la promesse délicieuse et la menace salutaire du Curé d'Ars : le visage baigné de larmes d'un pécheur inconnu ! Presque dans le même temps, le saint avait procuré le salut à deux âmes ! »