XVII

 

Le petit chapelet de M. de Torrier

 

M. l'abbé de Torrier, curé d'Auriac, diocèse de Toulouse, avait pris des billets à la loterie lancée par saint Jean-Marie Vianney lui-même pour la construction de la « belle église » qui serait dédiée à sainte Philomène. M. de Torrier eut la chance d'avoir un numéro gagnant. D'où une lettre adressée en 1862 à M. le chanoine Camelet, supérieur des Missionnaires de Pont-d'Ain, qui, avec l'abbé Toccanier, s'occupait de la loterie.

M. Torrier fit bien de réclamer l'objet qui lui était échu. Sans cela, nous aurions perdu de bien intéressantes révélations.

 

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S'il s'était agi d'une simple bonne œuvre, débute-t-il, j'aurais volontiers sacrifié mon lot. Mais comme il s'agit de la loterie du Curé d'Ars, ma confiance en tout ce qui se rattache de près ou de loin envers un homme qui m'a fait tant de bien ne me permet pas d'abandonner ce qui doit être pour moi un si précieux souvenir.

 

Après ce préambule, M. de Torrier explique ce qu'il doit au Saint Curé.

 

Au mois de septembre 1858, ayant fait une retraite de quelques jours à la Grande-Chartreuse, j'allai célébrer l'anniversaire de l'apparition de la Sainte Vierge sur la montagne de La Salette. La fête terminée, la comtesse de V... qui m'accompagnait voulut absolument se rendre à Ars. Intimement convaincu de la sainteté du curé de ce village, je craignais les appréciations d'un homme à qui Dieu dévoilait le fond des cœurs. Toutefois, par complaisance pour la comtesse et aussi pour ne pas résister à la grâce, je me laissai entraîner.

Arrivé à Ars, je me rendis à l'église pour y entendre le sermon. La Providence voulut qu'au milieu d'un grand nombre de prêtres, je fusse le seul debout et en face du saint. Tourné de trois quarts, il eut constamment son regard si perçant fixé sur moi.

A ce moment, la crainte de ne pas être suffisamment digne d'amour s'empara de moi et je priai Dieu que M. Vianney pût lire au fond de mon cœur et qu'il me le révélât à moi-même.

Néanmoins, je n'eus pas le courage de suivre, comme tant d'autres, ce saint homme pour chercher à lui parler. Je me contentai de prier auprès des reliques de sainte Philomène. Puis je sortis du village pour aller sur le plateau où je restai plus d'une heure, peu désireux de m'aboucher avec M. le Curé. Il fallut les instances réitérées d'une dame inconnue pour me décider à l'aborder dans un chemin qu'il avait pris pour se rendre chez une malade. Plusieurs prêtres, pèlerins comme moi, l'accompagnaient.

Arrivé près de lui, je lui offris l'humble hommage de mon respect et me recommandai à ses prières. Après m'avoir dit que nous avions tous besoin de prières et que nous devions prier les uns pour les autres, brusquement il prit ma main gauche qui serrait un petit chapelet et qui était elle-même complètement recouverte par la manche de ma douillette. « Que portez-vous là ? » demanda-t-il. J'ouvris la main. Le saint y prit le petit chapelet, le fit sauter deux ou trois fois dans sa main, le bénit et le remit dans ma main gauche qu'il serra fortement d'une manière cordiale.

Cette bienveillance amicale, dont tout autre aurait été si heureux, me parut un peu trop familière. Mais ma confiance illimitée en sa sainteté ne me permit pas de m'arrêter à des pensées si mesquines.

Après m'avoir remis mon chapelet, M. Vianney me dit quelques paroles d'édification, ayant l'air de ne s'occuper que de moi et de négliger les autres confrères qui se tenaient à sa gauche. Il termina sa courte et pieuse conversation par ces paroles : « Un jour, nous nous reverrons au ciel ».

Sur le seuil de la maison qu'il visitait, je pris congé de lui, en me recommandant de nouveau à ses prières. Il me répondit alors, avec beaucoup d'affection, qu'il n'y manquerait pas. Les autres prêtres attendirent au dehors qu'il eût confessé la malade. Quant à moi, j'allai réciter mes petites heures.

 

Jusque là, moi, l'homme impressionnable, je n'avais rien senti vibrer en moi. Mais, à peine commencée la récitation des psaumes, mon âme fut inondée d'une joie ineffable et des larmes bien douces coulèrent en abondance de mes yeux. Mon esprit et mon cœur s'attachaient sans effort et avec un charme indicible aux versets sacrés qui, tous, ce jour-là, au bréviaire de Toulouse, parlaient de la confiance en Dieu. Aucun mot ne passait inaperçu et sans me remplir de consolation.

Loin de croire à une grâce, je m'imaginai tout d'abord être sous le coup d'une impression purement nerveuse... Cependant, mes heures terminées, je cherchai à analyser ce délicieux état de mon âme ; je m'efforçai d'apprécier, avec calme, les diverses circonstances de mon entrevue avec M. Vianney. Cet examen impartial me convainquit que cette joie intime, cette confiance succédant à la crainte, toutes ces émotions extraordinaires que je venais de ressentir, je devais les attribuer à l'influence du saint Curé.

Toutefois, monsieur le Supérieur, pour être bien sûr que je n'étais pas victime d'une illusion, j'allai vous consulter. Vous eûtes la bonté de me dire que, connaissant l'humilité, la réserve et la discrétion habituelles de M. Vianney, je devais regarder ce qui m'était arrivé comme une grâce particulière.

Satisfait d'une réponse qui s'accordait si bien avec mes propres sentiments, je partis d'Ars l'âme pacifiée. J'ajouterai, pour votre édification, que cette paix et les suaves émotions qui l'accompagnaient, persévérèrent trois ou quatre mois. Elles étaient plus sensibles au moment de l'oraison. Aujourd'hui, le seul souvenir de ces faveurs dissipe les nuages qui de temps en temps voudraient troubler mon âme et diminuer ma confiance en Dieu.

 

Je dois vous dire encore qu'en septembre 1860, je renouvelai, par reconnaissance, mon pèlerinage d'Ars. Après ma messe, j'allai m'agenouiller sur la tombe du saint Curé. Là, il me vint l'inspiration de demander au ciel, par son intercession, la guérison d'une névralgie qui me faisait horriblement souffrir depuis plusieurs mois. Je souhaitai toutefois que ma guérison, en même temps que profitable à mon âme, pût servir à la gloire de Dieu et à celle de son serviteur.

Ma prière terminée, j'étais déjà guéri... Ni pendant mon voyage de retour, ni pendant l'année qui suivit, je n'éprouvai les douleurs aiguës de mon mal. Si, depuis les vacances dernières, ma névralgie a reparu, elle n'est plus aussi pénible que la première fois. Peut-être le saint Curé m'en veut-il de n'être pas allé cette année à son tombeau. J'espère bien, si Dieu me prête vie et santé, m'y rendre l'an prochain...

 

P. S. En relisant ma lettre, je viens de m'apercevoir d'un oubli. Je voulais vous dire que je suis convaincu que le saint Curé d'Ars a eu de l'état de mon âme et de l'existence du petit chapelet dissimulé dans ma main une connaissance surnaturelle ; que c'est pour me consoler qu'il s'est montré si familièrement bon envers moi et que je dois à sa sainteté la paix de mon âme. Je vous ferai enfin remarquer que pas un mot, pas un geste de ma part n'avait pu le mettre au courant de mon état d'âme.