VI

 

« Quarante-quatre... »

 

Dans l'ombre humide de la vieille sacristie d'Ars, qu'ils en ont donc entendu de confidences, ce confessionnal aux rudes planches, ce mur dont le crépissage jauni s'est craquelé en vingt endroits ! Ils ont gardé leurs secrets. Ah ! S'ils pouvaient parler, dire au moins les larmes, les repentirs !... Longtemps, il est vrai, l'enduit de la muraille a porté des chiffres mystérieux, additions ou soustractions faites au temps où le saint confessait ici les hommes.

Ces graffitti d'un nouveau genre, tracés au crayon par des pénitents de M. Vianney, un prêtre qui fut vicaire dans la paroisse une douzaine d'années après la mort du saint, M. l'abbé Claude Rougemont, assurait les avoir vus, et de l'un d'eux il connaissait l'histoire.

 

Mlle Alix-Henriette, baronne de Belvey, habitait la plus grande partie de l'année en son château de Montplaisant, sur la commune de Montagnat, près de Bourg-en-Bresse. Elle allait aussi de temps en temps dans une propriété de Chaneins que possédait sa famille. Or Chaneins est une paroisse voisine d'Ars.

C'est de là sans doute que Mlle de Belvey, fidèle dirigée de M. Vianney, lui envoya un jour, sous prétexte de porter une lettre, un pécheur endurci. Cet homme, à ce qu'on disait dans Chaneins, ne s'était pas confessé depuis sa première communion, et il ne mettait guère les pieds à l'église que deux fois l'an, à Pâques et à Noël.

Il put atteindre le Curé d'Ars à la sacristie. Sa commission faite, il s'empressait de reprendre la porte.

« Eh ! mon ami, lui demanda le serviteur de Dieu, depuis quand ne vous êtes-vous pas confessé ?

— Confessé, moi ?...

— Oui, mon ami... Mais, pour causer, mettez-vous là. »

Et d'un geste auquel l'homme obéit sans trop s'en rendre compte, M. Vianney lui montrait l'agenouilloir du confessionnal. Le pénitent improvisé se gratta la tête.

« Depuis quand, monsieur le Curé ?... Oh ! quarante ans...

— Quarante-quatre, rectifia le saint sans l'ombre d'une hésitation.

— Quarante-quatre ?... » reprit à part lui notre commissionnaire. Et, tout en marmottant « quarante-quatre... quarante-quatre... », l'homme faisait une soustraction sur l'enduit du mur, au-dessus de l'accoudoir.

« C'est tout de même vrai ! » dit-il enfin.

Une telle révélation l'avait bouleversé. L'heure était favorable pour un coup décisif. Par des paroles saisissantes, le Curé d'Ars ouvrit l'âme de ce pécheur au repentir.

 

Il vécut dès lors en bon chrétien.

En sortant de l'audience du saint, il avait conté son heureuse aventure au Frère Athanase ; il la conta ensuite à Mlle de Belvey. Tous deux en témoignèrent au procès de canonisation. (1)

 

 

(1) Baronne de BELVEY, Procès apostolique inchoatif, folio 187 ; Frère ATHANASE, id., folio 1052