VII

 

Des dates et des chiffres encore

 

Au nombre de ces Lyonnais adonnés au spiritisme qu'Antoine Saubin, après sa conversion, envoya s'agenouiller aux pieds de M. Vianney (1), il y eut celui que les autres regardaient comme leur chef, un certain Dars, qui habitait rue du Boeuf.

Dars commença par déclarer, en toute bonne foi, qu'il ne s'était pas confessé depuis vingt ans. Mais le serviteur de Dieu voyait plus clair que lui dans sa conscience.

« Vous vous trompez. Comptez bien, rectifia-t-il, il y a vingt-quatre ans que vous n'êtes allé à confesse. »

Dars réfléchit et ne put que répondre : « C'est exact ». (2)

 

*

* *

 

Vers 1840, vinrent à Ars le père et la mère Rochette avec leur fils infirme. La mère avait de la piété, le père, point du tout : s'il avait accompagné sa femme auprès de M. Vianney, c'était « à cause du petit » ; rien de plus. Entré à l'église, il n'alla pas au delà du bénitier. Quand sa femme et son garçon, qui se tenaient là-bas contre la sainte table, auraient parlé à M. le Curé, eh bien, on s'en retournerait.

Mais, M. le Curé, en train de confesser derrière le maître-autel, savait, sans l'avoir vu, sans que personne lui eût parlé de lui, que le père Rochette se trouvait dans son église. Il surgit soudain, et, du milieu du sanctuaire, par un geste, il appela quelqu'un. Ce quelqu'un, c'était le père Rochette, qui s'en douta, mais fit le mort.

Sa femme et son fils s'étaient retournés vers lui. M. Vianney renouvela son geste. Le père Rochette ne bougea pas. « Il est donc si incrédule que ça ? », demanda le saint. Toutefois, il ne se tint pas pour battu. Le père Rochette, de son côté, comprit qu'il faudrait bien y aller ; car, dans la nef, tout le monde le regardait. « Après tout, se dit-il, le Curé d'Ars ne me mangera pas ! » Et sans hâte, il s'avança vers le sanctuaire.

C'est alors que M. Vianney exécuta sa manœuvre ordinaire. Péremptoire, irrésistible, de son bras tendu, il indiquait l'endroit du rendez-vous : le confessionnal. « Mettez-vous là », commanda-t-il. Et, sûr de tenir son homme : « A nous deux, maintenant, mon père Rochette ! »

— Oh ! répliqua l'autre debout contre l'instrument fatal, j'ai pas bien envie.

— Commencez voir ! », reprit M. Vianney déjà assis à son tribunal.

Sans résistance, cette fois, le père Rochette s'était laissé tomber à genoux.

« Mon Père, balbutia-t-il, il y a un certain temps que... Dix ans...

— Mettez un peu plus.

— Douze ans...

— Encore un peu plus.

— Oui, depuis le Grand Jubilé de 1826.

— Nous y voilà ! On trouve à force de chercher. »

Et cela dit, le père Rochette, qui n'avait été que négligent, fit une confession excellente. Ce fut une conversion. Sa femme eut la joie, le lendemain, de l'accompagner à la sainte table. (3)

Puis, de même que l'âme du père, le corps du fils fut guéri. Il y eut grande joie dans le ciel à cause du pécheur repentant, tandis que, parmi ses nombreux ex-voto, la chapelle de sainte Philomène comptait deux béquilles de plus.

 

*

* *

 

Peu de mois avant sa mort, le Curé d'Ars confiait à M. Toccanier que, sans rien changer dans son existence si austère, il consentirait à rester ici-bas « jusqu'à la fin du monde pour la conversion des pauvres pécheurs ». Le principal de sa vocation était là : leur consacrer son temps, ses forces, sa vie.

Aussi n'aimait-il pas qu'on cherchât à le retenir pour des bagatelles, surtout qu'on accaparât le confessionnal sans raison sérieuse. « Vous n'avez pas à vous confesser, intimait-il à des personnes de piété, à des religieuses dont il scrutait l'âme instantanément, allez communier comme cela. Laissez à d'autres le temps nécessaire. » (4)

Ce même don d'intuition lui servit notamment, un jour de 1848 ou de 1849, pour couper court aux scrupules – et aux importunités – d'une pénitente. Cette dame, originaire de Cousance, dans le Jura, « appartenait, selon les apparences, remarque finement le chanoine Ball, à cette classe de personnes qui font consister leur religion, au moins pour une grande part, en de longues confessions, ou qui ne pensent pas pouvoir faire la plus courte retraite sans l'accompagner d'une confession générale de toute leur vie ».

« Mon Père, commença notre Jurassienne, puisque me voici en pèlerinage, ne dois-je pas en profiter pour faire ma confession générale ?

— Mais, ma bonne, répliqua M. Vianney qui ne la connaissait d'aucune manière, il n'y a pas longtemps que vous en avez fait une : il y juste cinq mois ».

C'était exact.

« Toute surprise et décontenancée par cette réponse, continue M. Ball, la pénitente se contenta de demander au vénérable Curé quelques avis sur la manière de disposer de ses biens temporels, et il ne fut plus question de confession générale. »

 

Mlle Gavaud, Jean-Claude Viret et d'autres habitants de Cousance ayant entendu le fait de la bouche même de cette dame, le rapportèrent au chanoine Ball au cours d'un pèlerinage. (5)

 

 

(1) V. ce livre, p. 142 (partie : ‘lecture dans les cœurs’ – XI)

(2) Documents Ball, N° 17

(3) On trouvera un trait du même genre aux pp. 282 et 283 de ce livre (partie : ‘quelques directions’ – II)

(4) V. par exemple pp. 185 et 284 de ce livre (respectivement : partie ‘annonces de conversion’ – IV, et partie ‘quelques directions’ – II – 1ère lettre) ; pp. 351, 362 de notre ouvrage Le curé d'Ars

(5) Documents, N° 163