VIII

 

Les pénitences de Sœur Clotilde

 

C'était en mars 1852. La froide nuit enveloppait les villages de la Dombes. Ceux de la région des étangs, là-bas, étaient déjà endormis ; mais, non loin des rives de la Saône, sur la pente du vallon qui descend au Fontblin, Ars ne reposait pas tout à fait encore. Il était environ neuf heures ; M. Vianney, après la prière, était rentré dans sa cure ; le long de l'église, qui se rouvrirait bien avant l'aurore, des ombres se glissaient vers la porte latérale ; les pénitentes du saint, dont plusieurs attendaient leur tour depuis la veille, se hâtaient de prendre place sur les bancs du vestibule. Là, on somnolerait, le chapelet aux doigts, jusqu'à la minute où reparaîtrait, éclairé par sa lanterne aux vitres fendillées, l'austère et bon visage du Curé d'Ars.

Parmi ces femmes qui, pour se confesser au serviteur de Dieu, avaient bravé les fatigues d'un voyage et d'un séjour à Ars en pareille saison, il y avait, blottie dans un coin où on ne l'eût devinée qu'à peine, une religieuse de la Congrégation enseignante de l'Enfant-Jésus. Sœur Clotilde – dans le monde Mlle Jeanne-Marie Coiffet – était employée dans ce temps-là à l’école de Leigneux (Loire). Elle était chétive de mine, petite de taille et n'avait que dix-huit ans. Pour des raisons personnelles, elle désirait voir M. Vianney et se confesser à lui... Les heures s'écoulèrent lentement, et la jeune Sœur s'effrayait à la pensée qu'il lui faudrait sans doute revenir là une nuit encore !

Enfin, au dehors des pas retentissent. C'est lui ; l'ami des « pauvres pécheurs », qui regagne son poste douloureux et sublime. Entré dans le vestibule, il traverse les rangs des pénitentes. La surveillante de garde, qui tout à l'heure sonnera l'angélus au clocher, lui a ouvert la porte qui donne accès dans la nef, lorsque soudain il se retourne et fait un geste d'appel. Des pénitentes viennent à lui. « Non, commande-t-il, laissez venir cette enfant ». Il désigne le coin d'ombre où se cache, la dernière de toutes, cette petite religieuse qui, en effet, a bien une physionomie d'enfant.

 

Or, tandis que le saint lançait son appel, il s'était produit dans l'église quelque chose d'étrange : un grand bruit, des cris nombreux et répétés, comme une dispute entre des individus fortement irrités. Plusieurs des personnes présentes supplièrent M. le Curé de leur imposer silence. « Ce n'est rien, dit tranquillement M. Vianney à Sœur Clotilde qui marchait auprès de lui, pas trop rassurée ; c'est le démon qui fait cela. » Et les rumeurs infernales cessèrent du même coup.

 

La nef de l'église, où aucune lampe n'était encore allumée, demeurait dans l'obscurité la plus complète. Les pénitentes s'y installèrent en tâtonnant ; cependant aucune ne perdait une place acquise avec tant de patience et de peine. Seule la chapelle saint Jean-Baptiste était éclairée, mais combien faiblement, par une chandelle unique. Quant au saint lui-même, il restait, en ces heures de nuit, entièrement invisible.

 

Sœur Clotilde s'agenouilla donc au confessionnal. Elle ne fut pas plutôt le front contre la grille qu'elle aperçut distinctement le serviteur de Dieu tout illuminé de la tête aux pieds, comme s'il eût été imprégné de soleil.

Dominant son émotion, la religieuse commença d'accuser ses fautes. L'accusation achevée, elle vit le saint toujours radieux, toujours dans l'immobilité de l'extase.

« J'ai fini ma confession, mon Père, dit-elle alors timidement.

— Confessez-vous », murmura-t-il.

Pensant qu'il ne l'avait pas entendue, elle répéta l'humiliante litanie. Puis, éblouie toujours par l'incompréhensible lumière, elle l'avertit une seconde fois qu'elle avait tout dit...

« Confessez-vous », réitéra l'homme de Dieu.

Docile, elle recommença encore. Il y eut un silence... Dans l'église, on s'étonnait. Enfin, le Curé d'Ars sortit de son extase, et, sans autre réflexion :

« Mon enfant, interrogea-t-il, vos pénitences, les avez-vous toujours bien faites ? »

Cette question que rien n'avait provoquée fut pour la pénitente un trait de lumière : le Curé d'Ars pénétrait dans le secret de son âme. Sœur Clotilde se rappela qu'en effet elle avait parfois oublié ses pénitences sacramentelles et qu'elle ne s'en était jamais accusée.

 

Revenue à Ars le 21 novembre 1878 – elle enseignait alors à Saint-Julien-sous-Montmélas – Sœur Clotilde conta fidèlement à M. Ball ce qui lui était arrivé là même, vingt-six ans plus tôt. « Personne en tout point recommandable et digne de foi », comme l'affirme le digne enquêteur, la religieuse assura qu'elle était bien restée près d'une heure à faire sa triple confession et que, pendant tout ce temps, le phénomène lumineux était demeuré le même ». (1)

 

 

(1) Documents, N° 59. – Sous le N° 60, qui ne contient aucun fait d'intuition proprement dit, M. Ball relate « un autre phénomène à peu près semblable ». Un jour de 1858, Mlle Julie Raynaud, de Saint-Étienne (Loire), se confessait au vénérable Curé d'Ars quand elle vit celui-ci dans une longue extase et tout rayonnant de lumière, comme si le soleil, venant du haut de son confessionnal, eût frappé directement sa figure et répandu ses rayons sur lui de la tête aux pieds. Or la chapelle de saint Jean-Baptiste, où il confessait alors, étant au nord de l'église, il était matériellement impossible que la petite croisée qui l'éclaire en prenant jour à travers le mur septentrional pût recevoir les rayons du soleil au point de produire le phénomène remarqué, comme d'ailleurs il n'était pas possible non plus que ses rayons reçus par la fenêtre de la chapelle de la Sainte Vierge, sise vis-à-vis et au midi, pussent frapper sur le confessionnal en question à cause de la disposition des lieux ». Mlle Raynaud s'en assura elle-même : « le même jour et quand M. Vianney fut sorti du confessionnal, elle alla le visiter avec soin pour voir s'il n'y avait pas au plafond de ce meuble sacré et à celui de la chapelle une issue quelconque par où la lumière qu'elle avait vue répandue sur le saint prêtre eût pu arriver... Elle demeura pleinement convaincue que le fait ne pouvait être que de l'ordre surnaturel ». « Tout cela m'a été affirmé et certifié à Ars, en 1878, par Mlle Raynaud elle-même, personne très posée, digne de foi et ne paraissant nullement enthousiaste. »