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Le professeur de grand séminaire et l'aumônier de prison

 

Parmi les prélats français qui, le dimanche 8 janvier 1905, assistèrent dans Saint-Pierre de Rome à la béatification du Curé d'Ars, se trouvait Mgr Delannoy, évêque d'Aire et Dax. Peu de jours avant son retour en la première de ses villes épiscopales, il tint à faire part aux élèves du grand séminaire de ses impressions encore très vives. Et il leur conta tout au long l'audience particulière que lui avait accordée Pie X :

« Très Saint Père, avait dit Mgr Delannoy, Votre Sainteté sait-elle que j'ai le bonheur d'avoir connu le nouveau bienheureux ? »

Fort intéressé par ces paroles qui annonçaient sans doute quelque piquant récit – comme en savait faire le spirituel évêque – le bon Pie X insista, pria son interlocuteur de bien prendre son temps, ajoutant que « le Pape serait tout oreilles, pour entendre parler du très sympathique Curé d'Ars ».

Voici ce que, entre autres choses, Mgr Delannoy conta à Sa Sainteté :

 

Dans les premières années de son ministère à Lille, alors qu'il était aumônier de la prison militaire, il avait fait le voyage d'Ars. Un de ses meilleurs amis, directeur de grand séminaire, l'accompagnait. Les deux pèlerins furent autorisés à pénétrer ensemble dans la sacristie, où le saint Curé confessait depuis plusieurs heures.

Le directeur de séminaire n'eut pas même le temps de décliner son titre. Comme il entrait le premier, le serviteur de Dieu lui dit à brûle-pourpoint :

« Monsieur l'Abbé, comment n'êtes-vous pas encore parti pour les Missions-Étrangères ? »

Or, c'est seulement à son confesseur et à de très rares intimes que le professeur de dogme avait jusque-là fait confidence d'un cher désir depuis longtemps caressé. Certainement personne n'avait pu en parler au saint vieillard... Mais celui-ci lisait dans le cœur du jeune prêtre. Il y voyait, autour de ce désir de l'apostolat lointain, des hésitations, des craintes, la peur du sacrifice. D'une voix impérieuse il ajouta, donnant le conseil qui briserait tous les obstacles :

« Aussitôt revenu chez vous, faites vos paquets et partez. Telle est la volonté de Dieu ».

Le missionnaire de demain inclina la tête en silence. Tout ce qu'il avait voulu savoir, à présent il le savait. Il fit quelques pas vers la vieille crédence où il s'accouda, tandis qu'à son tour son compagnon passait à l'audience du serviteur de Dieu.

 

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A l'abbé Delannoy M. Vianney révéla deux secrets.

Sur le premier l'évêque d'Aire et Dax n'a jamais consenti à dire le moindre mot. C'était son secret, à lui. On a pensé et avec grande raison, qu'il s'agissait de son futur épiscopat.

Le second secret concernait les dispositions intérieures d'une âme dont M. Delannoy avait alors la responsabilité. « Soyez tranquille, lui dit le saint, sur votre condamné de la prison militaire. Il va se convertir et faire une bonne mort. »

Là encore, le Curé d'Ars donnait une preuve de ce don surnaturel d'intuition qui lui permettrait de lire d'avance au livre fermé des divines miséricordes. L'abbé Delannoy, qui pensait lui confier tout autre chose, n'avait sans doute pas dessein de lui parler de son soldat. Tout au plus l'eût-il recommandé aux prières du saint. En tout cas, il n'en avait rien dit, lorsque, spontanément, le Voyant lui en parla. Ce malheureux, le conseil de guerre l'avait condamné à être fusillé, et l'abbé Delannoy redoutait pour lui l'impénitence finale.

Quelques jours plus tard, dès son retour à Lille, l'aumônier courait à la prison militaire. Il y trouva le condamné dans un état d'esprit tout nouveau : la grâce avait réalisé dans cette âme un travail extraordinaire.

L'abbé Delannoy n'eut pas de peine à comprendre que là-bas, dans l'humble village, un saint avait intercédé pour son pauvre soldat. Le condamné reçut avec une touchante piété tous les secours de la religion et fit une fin très chrétienne.

 

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Cependant que devenait notre professeur de dogme ?

Dans la sacristie d'Ars, il n'avait pas osé interroger M. Vianney. Le saint Curé lui avait communiqué « la volonté de Dieu » sur un ton si affirmatif, qu'il en était resté, devait-il avouer dans la suite, comme « assommé ». Mais, pendant le voyage de retour, les objections revinrent, troublantes. Très ému encore et passablement effrayé d'une décision qu'il eût désirée peut-être moins péremptoire et d'exécution moins immédiate, il dit à son confrère :

« Vous savez, mon cher ami, quelle réputation... trop méritée, j'ai dans le diocèse. Je suis l'homme impratique par excellence, et avec cela phénoménalement distrait. Il n'est guère de jours où, pendant mon cours de théologie, mes élèves ne me voient chercher partout mes lunettes, alors que je les porte bien ostensiblement relevées au-dessus des yeux. Il n'est pas de mois où je n'essaye, au moins une fois, de sortir de ma classe, non point par la porte, mais par le placard aux balais qui l'avoisine d'un mètre. Mon rabat est constamment égaré, quand je n'en ai pas deux à la fois passés dans mon col, l'un par devant, l'autre par derrière, car vous savez ma manie, quand je travaille, de faire glisser à gauche ou à droite ce petit « machin » qui m'écorche le cou...

Tout cela n'indique-t-il pas que je ne m'adapterai jamais comme il convient à cette vie des Missions qui demande tant d'à-propos et de savoir-faire ? Je vous avoue que je vois là une contre-indication sérieuse à mon désir d'être missionnaire. En vérité, ai-je bien la vocation apostolique ? »

A ces objections, l'abbé Delannoy, qui n'avait pas à se prononcer, coupa court d'un mot :

« Mais mon cher ami, le Curé d'Ars... ». C'en fut assez. L'autre avait compris.

« Vous avez raison, dit-il après un silence, si je ne vois pas clair, je ne puis douter, tant il y avait d'autorité dans sa parole, que le Curé d'Ars ait vu clair pour moi. »

 

Au grand étonnement de tous, le directeur de grand séminaire, peu de jours après son pèlerinage d'Ars, entrait au séminaire des Missions-Étrangères. Envoyé en Extrême-Orient, il y eut une longue et féconde carrière. Preuve que le prophète d'Ars ne s'était pas trompé, quand il disait : « Partez ! »

 

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Quant à M. Delannoy, promu à l'épiscopat, un certain nombre d'années plus tard, d'abord sur le siège de la Réunion, puis pendant près de trente ans sur le siège d'Aire et Dax, il eut un ministère particulièrement béni de Dieu, et si, comme c'est fort probable, le Curé d'Ars lui avait conseillé de s'y préparer par une vie exemplaire, on put constater aisément combien la prédiction s'était trouvée heureuse et la préparation efficace.

Mgr Delannoy fut rappelé à Dieu en août 1905. Il avait accompli son dernier voyage ad limina pour assister à la glorification du saint Curé dont la rencontre avait fait sur lui, en sa jeunesse sacerdotale, une si profonde impression, dont les conseils avaient eu sans doute sur sa vie une si bienfaisante influence.