XII

 

Le « capitaine Pigerre »

 

Voici un récit stupéfiant et qu'on pourrait juger incroyable si les détails n'en provenaient d'hommes sages, prudents, au courant des choses mystiques et merveilleuses. C'est M. le docteur Boissarie qui les publia le premier en 1902 dans les Annales de Notre-Dame de Lourdes ; lui-même les tenait de plusieurs Sœurs des Prisons de Marie-Joseph – congrégation fondée en 1805 au Dorat, et qui se consacre à la réhabilitation soit des prisonnières, soit des libérées –. Ces religieuses, dont l'une venait d'être guérie à Lourdes étaient accompagnées d'une ancienne détenue qui avait bien connu, elle aussi, l'héroïne de cette histoire.

Dans sa belle vie du Curé d'Ars, M. Joseph Vianey a rappelé ces faits au chapitre des conversions. L'écrivain, comme doyen de la Faculté des Lettres de Montpellier, était bien placé pour se documenter à souhait.

 

Un jour de 1858, se trouvait dans le village d'Ars une grande jeune fille à l'air décidé, au regard provocateur, qui était venue là en curieuse. Elle n'avait que vingt ans et se livrait déjà aux pires désordres. Malgré cela, elle aussi, elle voulait voir celui qu'on appelait le saint. Oh ! simplement le voir, puis s'en retourner. Elle fut servie au delà de ses désirs.

A midi, M. Vianney sortit de son église. Il souriait aux enfants, bénissait les infirmes, consolait les affligés. Soudain, son suave sourire s'éteignit. Il avait aperçu Louise Gimet – c'était le nom de la pécheresse.

« Malheur à vous ! lui dit-il d'un voix sifflante, vous ferez beaucoup de mal... »

L'avenir déroulait à son regard intime ses perspectives de mystère. Puis la voix se fit moins dure :

« Mais Notre-Seigneur, dans sa miséricorde, aura pitié de vous... Vous vous convertirez, grâce à cette dévotion que vous conservez pour sa divine Mère. »

Et le saint s'éloigna, laissant Louise Gimet comme figée sur place.

 

Une telle fille avait donc gardé de la dévotion à la Sainte Vierge : l'habitude peut-être de réciter quelques ave en son honneur ? En tout cas, un jour, elle en fournit une preuve frappante. Passant dans une rue de Lyon, elle entendit un jeune homme parler grossièrement de Notre-Dame de Fourvière ; aussitôt elle se retourna et d'un revers de main administra au goujat une gifle formidable.

Malheureusement, peu après son voyage d'Ars, elle donna son nom à la franc-maçonnerie et se lia à des garibaldiens de marque. Elle conçut dès lors une haine folle pour ce que ces dangereux imbéciles nommaient le parti prêtre. Le seul mot de jésuite la mettait en fureur.

 

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Au mois de mars 1871, la Commune éclata, saturnale impie, comédie sinistre, qui montra une fois de plus à la France ce qu'elle deviendrait, livrée au jacobinisme des « purs ». Louise Gimet, qui avait quitté Lyon pour Paris, dédaigna le rôle de pétroleuse ; on devine à quoi se réduisaient ses précédents exploits militaires : d'elle on fit un capitaine – le capitaine Pigerre ! – Elle en revêtit le costume : képi à trois galons, ceinture rouge, hautes bottes et grand sabre.

Plus ardente dans sa rage, plus altérée de sang que les hommes, elle se démène comme une furie. Le 5 avril, paraît le décret sur les otages : l'archevêque de Paris, Mgr Darboy, est arrêté le premier ; des prêtres, des religieux, des laïques, accusés sans aucune raison de complicité avec les troupes versaillaises, sont jetés en diverses prisons. Le pseudo-capitaine Pigerre rôde aux alentours avec sa compagnie de scélérats pour que nul de ces jésuites ne s'échappe. D'autres mégères, stylées par cette femme funeste, surveillent les fédérés dont le zèle ne paraît pas assez brûlant.

Le dimanche 21 mai, l'armée vengeresse est entrée dans Paris ; la bataille va se poursuivre, de barricade en barricade, jusqu'au samedi 27. Le mercredi, dans la soirée, six des principaux otages sont extraits de la Grande-Roquette. Mgr Darboy, le président Bonjean, les abbés Deguerry et Allard, deux jésuites, les Pères Clerc et Ducoudray, sont alignés contre le mur. Et la voix forcenée qui crie : En joue... Feu !... est celle d'une femme. Le peloton d'exécution est commandé par le capitaine Pigerre ! Détail répugnant et terrible : comme après la troisième décharge, l'archevêque respirait encore, la satanique Lyonnaise l'acheva à coups de crosse sur la tête, puis elle piétina le cadavre.

La scène qui se déroula le vendredi 26 fut plus effroyable encore. Vers quatre heures du soir, quarante-huit otages sont amenés dans la cour de la Roquette : quatre civils, trente-quatre militaires, le jeune abbé Seigneret, séminariste, deux prêtres du clergé de Paris, MM. Planchat et Sabatier, quatre religieux des Sacrés-Cœurs de Picpus, trois jésuites, parmi lesquels le saint et célèbre Père Olivaint, supérieur de la résidence de la rue de Sèvres, grand prédicateur, grand directeur de consciences. (1)

« Pigerre » est là. Une joie féroce la possède. On lui a indiqué dans le groupe les trois jésuites, des vrais, des authentiques ! Elle sollicite la « faveur » de les exécuter de sa main.

Les victimes furent traînées à la rue Haxo. De la Roquette jusque là la route est longue et montante – un vrai chemin de croix ! – La boucherie dura une heure. L'une des mégères qui entouraient le faux capitaine donna le signal du massacre en se précipitant sur l'abbé Planchat et en lui brûlant la cervelle. On avait poussé les otages devant le numéro 83, une maison en construction où siégeaient les chefs de la Commune. Le Père Olivaint se tenait là, calme et recueilli, encadré de ses deux confrères. Le capitaine Pigerre s'élança vers lui. « Madame, lui dit l'éminent religieux qui sous ce déguisement devinait une femme, ce costume ne vous sied point. » Elle l'insulta. Des fusils visaient les trois jésuites. Pigerre fit signe qu'on la laissât faire. Elle tira. Sans un cri, le Père Olivaint s'effondra dans la poussière.

De partout les détonations éclataient. Parmi les quarante-huit victimes, beaucoup râlaient encore. « Allons, les braves, hurla un fédéré, à la baïonnette ! » Quand, peu de jours après on retira les martyrs de la fosse où les bandits les avaient jetés, on constata que le P. de Bengy, un des confrères du P. Olivaint, avait reçu à lui seul soixante-douze coups de baïonnette... (2)

 

Plus tard, Pigerre avoua qu'elle avait tué de sa main treize prêtres. La monstrueuse femme venait de réaliser en sa plénitude la prédiction du Curé d'Ars : « Malheur à vous !... Vous ferez beaucoup de mal. »

Prise les armes à la main sur une barricade le lendemain même du drame affreux, elle fut condamnée à mort. Un sursis qu'obtint pour elle la Supérieure de Saint-Lazare la sauva.

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« Je veux votre âme, et je l'aurai », lui redisait cette religieuse. En même temps, dans cette âme dévoyée et misérable retentissaient parfois d'autres paroles entendues voilà quinze ans dans la pieuse paix du village d'Ars : Mais Notre-Seigneur, dans sa miséricorde, aura pitié de vous... Vous vous convertirez grâce à cette dévotion que vous conservez pour sa divine Mère.

Elle consentit à faire une sorte de retraite, à réfléchir sur son passé. Dans sa cellule, on avait déposé un recueil de sermons prêchés par sa pure et sainte victime, le R. P. Olivaint. La grâce aidant, cette lecture la remua, la toucha d'une façon extraordinaire. « Se peut-il, soupira-t-elle, que j'aie tant détesté de si saints religieux ! Je ne pouvais entendre prononcer leur nom sans une sorte de rage, et voici que c'est l'un d'entre eux, celui à qui j'ai montré le plus de haine, qui me ramène à Dieu ! Cette retraite, en effet, décida de sa conversion.

 

A l'expiration de sa peine, Louise Gimet demanda, comme d'autres condamnées, à rester parmi les « enfants de Marie ». Et, dans ce groupe des Madeleines, elle commença une existence de piété, de mortification, de sacrifices qui devait se poursuivre pendant une vingtaine d'années. En vérité, elle expiait et rachetait ses crimes.

Ce ne fut pas sans des réactions redoutables. Par instants, on eût dit qu'en la pauvre Louise le maudit « capitaine Pigerre » cherchait à reparaître. Enfin, elle sortit victorieuse de ces luttes. Au milieu de tels combats, elle avait, à plusieurs reprises, sollicité la faveur d'être conduite rue de Sèvres, sur le tombeau du Père Olivaint. Là-haut, le martyr, pardonnant, priait pour elle. Près de ses restes précieux, Louise retrouvait la paix. Au témoignage des Sœurs, elle y fut même guérie d'une plaie à la jambe qui la faisait beaucoup souffrir. Ô l'ineffable mansuétude des saints !

 

C'est à Montpellier, dans la Solitude de Nazareth, que Louise Gimet acheva de vivre. Là, on admira dans l'ancienne communarde un des beaux miracles de la grâce : transformée à fond, elle édifiait les Sœurs de Marie-Joseph par sa dévotion si tendre envers la Sainte Vierge dont elle portait la médaille ostensiblement sur son cœur, par sa douceur inaltérable, par sa courageuse charité : elle sollicitait comme une faveur de ne pas quitter les mourants, afin de leur parler jusqu’à la fin des divins pardons : qui, plus qu'elle-même en savait la profondeur ?

Notre-Seigneur, dans sa miséricorde, aura pitié de vous. Sur son lit de mort, elle fit écho à ces paroles lointaines. Comme on lui demandait si elle avait peur du jugement de Dieu, elle eut cette réponse étonnante pour qui connaissait le passé : « Je me suis jetée tout entière dans les bras de sa miséricorde. Qu'ai-je à craindre ?...

 

 

(1) Notons ici en passant que le R. P. Olivaint avait une dévotion particulière pour le Curé d'Ars. Il dirigeait d'ailleurs dans les voies de la perfection une sainte âme sur laquelle M. Vianney avait exercé une profonde influence : la Mère Marie de la Providence, fondatrice de la congrégation des Auxiliatrices du Purgatoire. Pour lui administrer les derniers sacrements, le 9 janvier 1870, le P. Olivaint revêtit un surplis, don de l'abbé Toccanier, qui avait appartenu au saint Curé d'Ars.

 

(2) Cf. R. P. LECANUET, L'Église de France sous la troisième République, Paris, 1910, t. I, pp. 96 à 126