III

 

« Oui, mais plus tard »

 

Pendant l'été de 1858, Mme Victor, de Chalon-sur-Saône, amenait son mari à M. Vianney. Tous deux revenaient d'un voyage à Lyon. Arrivés dans Ars à la tombée de la nuit, ils ne purent aborder qu'en passant M. le Curé, qui leur dit d'attendre au lendemain matin pour se confesser.

Ils allèrent à l'hôtel et, au point du jour, Mme Victor se leva pour se rendre à l'église.

« Tu viens ? demanda-t-elle à son mari.

— Oui, oui, répondit M. Victor, mais laisse-moi me reposer un peu. Je te rejoindrai tout à l'heure. »

M. Victor ne pratiquait pas. Il avait soixante ans, et, à mesure qu'il avançait en âge, sa femme le suppliait de penser à son âme. Elle avait justement profité d'un voyage à Lyon pour ménager à son mari cette halte d'Ars.

M. Vianney fit approcher Mme Victor bien avant son tour. Or, en entrant au confessionnal, elle l'entendit qui pleurait à sanglots. Interdite, elle songeait : Serait-ce à cause de moi qu'il pleure ? J'ai de grandes peines, il est vrai, mais il ne me connaît pas... Sans paroles, elle esquissait machinalement un signe de croix, lorsque le saint lui dit parmi ses larmes :

« O mon enfant, que d'épreuves vous avez !... Mais consolez-vous, vous aurez une belle couronne dans le ciel ! »

 

Dominant enfin sa propre émotion, Mme Victor put se confesser. Puis, l'absolution reçue, elle confia au serviteur de Dieu qu'elle espérait la fin de ses peines, car son mari, disposé sans doute à se confesser, se trouvait à l'église dans le groupe des hommes. Du confessionnal, M. Vianney ne pouvait les apercevoir, rangés qu'ils étaient autour du chœur.

« Non, non, mon enfant, répondit-il tristement, il n'y est pas... Il n'y est pas... Je vous assure qu'il n'y est pas.

— Mais, mon Père, s'il n'est pas encore à l'église, il va y venir. Il me l'a promis.

— Oh ! non, mon enfant ! Je vous dis même qu'il ne viendra pas... Seulement, mettez-lui une médaille.

— Mon Père, il n'en voudra pas.

— Si, mon enfant. Je vous la bénirai demain après ma messe, et vous la lui donnerez. Il l'acceptera.

— Mon Père, insista Mme Victor, mon pauvre mari se convertira-t-il ? »

Ici, le saint Curé parut réfléchir un moment, puis il répondit :

« Oui, mais plus tard. »

 

Rentrée à l'hôtel, Mme Victor constata qu'en effet son mari n'avait pas bougé. Elle lui raconta son entretien avec M. Vianney. M. Victor en montra quelque étonnement, et ce fut tout.

Le lendemain, comme nos deux voyageurs se rendaient à la voiture, ils croisèrent l'homme de Dieu qui jeta sur M. Victor un long regard. Le pécheur endurci en reçut une commotion, mais il s'éloigna d'Ars sans avoir parlé au saint et pour n'y plus revenir.

Toutefois, l'heureuse prédiction devait se réaliser. Transformée par son pèlerinage, devenue angéliquement patiente et douce, Mme Victor fit peu à peu la conquête d'une âme si chère. Son mari se convertit à l'heure de la mort. Il avait quatre-vingts ans. (1)

 

 

(1) D'après un récit de Mme Victor adressé de Chalon-sur-Saône à M. le chanoine Ball, le 29 janvier 1878 (Documents, N° 7)