IV

 

Du fond de l’abîme

 

Le rapport de M. Ball sur ce cas sans exemple débute ainsi : « Un prêtre haut placé dans le clergé certifie le fait suivant relatif à une dame de sa connaissance qu'il ne croit pas pouvoir nommer ». (1)

Cette dame, qui vivait à Paris dans le désordre, passait un certain temps chaque année aux environs de Nice. Là, semblait-il, elle retrouvait un peu de calme, et parfois, poussée par le remords, elle tombait aux genoux d'un prêtre dont les exhortations, malheureusement, étaient toujours demeurées vaines. Un jour, comme elle reprenait le chemin de la capitale, il l'engagea à passer par Ars. Elle y alla.

Peu instruite des choses de la foi, ou simplement trop oublieuse peut-être, elle nourrissait contre la religion et ses ministres quelques-uns de ces préjugés calomnieux qui traînent partout. C'est ainsi que, plongeant les yeux dans la sacristie dont la porte se trouvait ouverte, elle aperçut M. Vianney entouré de pèlerins qui lui offraient soit des honoraires de messes, soit des aumônes pour ses bonnes œuvres. « Encore un prêtre d'argent ! » se dit notre Parisienne.

Or, à peine formulait-elle cette pensée téméraire, que le Curé d'Ars se retourna vivement et jeta sur elle un regard si pénétrant, si visiblement chargé de reproche, qu'elle en fut comme foudroyée : elle se sentit devinée.

Dans l'après-midi, elle se tenait avec une autre dame sur la place, à l'endroit où se dressait alors le calvaire. M. Vianney, qui revenait de visiter un malade, se dirigea vers ces personnes inconnues. « Vous, madame, intima-t-il à la Parisienne, suivez-moi !... Quant à vous, dit-il à l'autre, vous pouvez vous retirer : vous n'avez pas besoin de mon ministère. »

Les deux dames se séparèrent, et la pécheresse marcha aux côtés du serviteur de Dieu. Mais, s'arrêtant sous un des noyers de la place, « il lui dévoila de point en point toute sa conduite ». Il lui rappela, en finissant, le jugement odieux porté le matin même :

« Vous avez condamné un ministre du Seigneur, vous l'avez cru capable de détourner à son profit l'argent qu'on lui confiait !... »

Elle n'avait pas eu le temps de placer une parole ; personne au monde n'avait mis ce prêtre au courant de ses pensées et de ses déportements. Effrayée d'être ainsi démasquée, elle trouva cet échappatoire :

« Monsieur le Curé, voulez-vous entendre ma confession ?

— Votre confession, repartit le saint, serait inutile. Je lis dans votre âme, j'y vois deux démons qui l'enchaînent : celui de l'orgueil et celui de l'impureté. Je ne puis vous absoudre que si vous ne retournez pas à Paris, et, connaissant vos dispositions, je sais que vous y retournerez. »

Le regard douloureux, la voix angoissée, il lui fit connaître comment « elle descendrait jusqu'aux dernières limites du mal ».

« Mais, se récria la pécheresse, je suis incapable de commettre pareilles abominations !... Alors, je suis damnée !

— Je ne dis pas cela, mais, désormais, comme ce sera dur pour vous de vous sauver !

— Que faut-il donc que je fasse ?

— Venez demain matin ; je vous le dirai. »

La nuit suivante, en sa chambre d'hôtel, cette femme, dont l'âme paraissait suspendue entre la justice de Dieu et la miséricorde, ne dormit guère. Dans son presbytère, le Curé d'Ars ne cessa d'intercéder pour elle. M. Ball a écrit : « Il passa la nuit en prières, en pénitences et en austérités. »

Le lendemain, par un tour de faveur qui s'explique, la Parisienne entrait au confessionnal. Le saint lui redit, avec son audace tout apostolique, combien Paris lui serait fatal.

« Mais, mon Père, objectait-elle, ces liens qui m'y rattachent, qui m'y retiennent !... Il faudrait qu'on m'en éloigne malgré moi.

— Eh bien ! répliqua l'homme de Dieu, c'est malgré vous que vous quitterez Paris et que vous retournerez à cette maison de là-bas d'où vous venez. Là, si vous voulez sauver votre pauvre âme, vous ferez telles et telles mortifications. »

« Régime excessivement pénible et austère », ajoute M. Ball.

La pénitente ne présentant pas les signes d'amendement exigés, elle partit d'Ars après une confession incomplète, sans absolution. Elle reprit la route défendue ! Elle revit Paris et elle s'enlisa dans ces « abominations » dont elle se croyait incapable... Enfin, un dégoût insurmontable la saisit. Elle ne pensa plus qu'à fuir, épouvantée d'elle-même. Et du fond de l'abîme, elle criait vers Dieu...

 

Revenue à Nice, elle rencontra le prêtre qui lui avait conseillé le voyage d'Ars. Elle lui avoua qu'elle n'aurait jamais la force de se soumettre aux prescriptions du saint Curé.

« Vous les suivrez coûte que coûte, lui fut-il répondu. Je vous l'ordonne à mon tour ! »

Elle promit ; elle s'y essaya, elle y persévéra pendant trois mois. Dieu bénit ses courageux efforts : « ses dispositions d'esprit et de cœur, écrit M. Ball, étaient tellement changées qu’elle ne comprenait plus comment elle avait pu autrefois aimer ce qui aujourd'hui lui causait tant d'horreur. »

 

Et voici comment le prudent chanoine clôt son rapport :

« Le prêtre qui a fait ce récit et qui a connu tous les détails des faits qui y sont relatés ne met pas en doute que le vénérable Curé d'Ars n'ait été éclairé de lumières surnaturelles toutes spéciales pour lire ainsi, dans le fond de la conscience de cette dame, les secrets les plus intimes, les pensées les plus cachées, et pour lui indiquer avec précision non seulement ce qui devait lui arriver, mais encore les remèdes sûrs pour la sortir de l'abîme dans lequel elle était tombée. Et tout cela, sans qu'elle ait pu même lui faire soupçonner ni l'état de son intérieur, ni le pays qu'elle habitait, ni celui où elle devait retourner. »

 

 

(1)Documents, N° 22