V

 

Ce qui fut annoncé à une religieuse

née d'une famille protestante

 

Le 2 octobre 1874, Sœur Marie Gonzague, de la Congrégation lyonnaise de Saint-Joseph, – dans le monde Mlle Richard-Heydt – écrivait de la maison de retraite de Vernaison (Rhône), à M. l'abbé Joseph Toccanier, deuxième successeur à la cure d'Ars de saint Jean-Marie Vianney, cette lettre pleine de bonne foi où se trouvent contés plusieurs faits d'intuition :

 

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Au mois de septembre 1845, je fus amenée à Ars malgré moi. J'étais loin de croire tout ce qu'on disait de merveilleux du saint Curé ; j'éprouvais même un certain éloignement pour sa personne. Ma supérieure voulut m'y conduire elle-même ; ma santé laissait beaucoup à désirer ; j'étais menacée de graves infirmités qui, au dire des médecins, devenaient incurables. Jeune encore, je ne pouvais me résigner à mener une vie inutile dans la communauté. J'aimais mes emplois, la vie active ; comment me résoudre à en faire le sacrifice ? Telles étaient mes dispositions en arrivant à Ars.

 

Au moment où nous descendions de voiture, on sonnait le catéchisme. Ma supérieure voulut y aller. Je la suivis. En entrant dans l'église, je vis M. le Curé monter à sa petite chaire. Nos yeux se rencontrèrent. Alors, saisie d'une espèce de vertige, je tombai à genoux toute troublée.

Un instant après, je me sens tirée par une femme que je crois être Mlle Catherine Lassagne, laquelle, me prenant par la main, me dit de venir plus près ; autrement je n'entendrais pas. Elle me fit donc placer, en dépit de tout le monde, devant la petite chaire. Je pus entendre quelque chose sur la conformité à la volonté de Dieu, le prix des souffrances, l'amour du bon Dieu. Je pleurai tout le temps. Mes sentiments à l'égard du saint étaient changés.

Après le catéchisme, nous pûmes aborder M. le Curé, qui me dit : « Commencez une neuvaine à sainte PhIlomène », sans doute pour ne pas m'affliger. Le lendemain, par un tour de faveur, je pus lui parler à la sacristie. J'étais troublée, inquiète, je n'avais pu faire mon examen pour la confession. C'était la nuit dans mon âme. M. le Curé me fit signe de me mettre à genoux. J'obéis. A l'instant, la lumière se fit. Je commençai une confession de neuf ans, c'est-à-dire depuis mon entrée au noviciat. Une chose était douteuse ; je la donnai comme telle.

« Vous avez fait cela », me dit le saint Curé.

Tout de suite, je me le rappelai. Il me parla encore après l'absolution ; je me souviens entre autres de ces paroles :

« Oh ! mon enfant, bénissez le bon Dieu. Que vous êtes heureuse ! Vous êtes pure ! Résignez-vous à la volonté du bon Dieu : la souffrance mène au ciel...

— Mais, mon Père, lui dis-je, je suis toute jeune et déjà incapable de me rendre utile... » Et je pleurai...

« Mon enfant, répliqua le serviteur de Dieu, vous ne serez pas inutile ; vous irez en Corse et vous y travaillerez. Ne vous êtes-vous pas offerte en sacrifice à Notre-Seigneur pour le salut de vos parents ? »

Je me rappelai alors qu'un jour, pleurant sur l'état actuel de mon père et de ma mère qui étaient protestants, je m'offris à Notre-Seigneur pour qu'ils ne mourussent pas hors de l'Église catholique. J'avais oublié ce détail, et personne au monde n'en avait reçu la confidence.

J'étais de plus en plus étonnée et comme hors de moi-même. Je sanglotais, mais que ces larmes étaient douces ! Je me voyais environnée d'une lumière céleste. J'entendis encore ces consolantes paroles :

« Mon enfant, vous aimerez bien le bon Dieu avant de mourir ».

Quelle joie profonde, quelle paix, quelle résignation dès ce moment envahirent mon âme !... Avant mon départ, j'abordai encore le saint, et lui recommandai l'âme de mon père. Levant les bras au ciel et le visage illuminé, M. Vianney me dit :

« Pendant trois mois donnez à Notre-Seigneur tout ce que vous ferez de prières et de bonnes œuvres pour le salut de votre père. »

Puis s'adressant à ma supérieure et lui parlant de moi :

« Soyez tranquille, elle est résignée à devenir sourde et à souffrir. Avant de mourir, elle aimera tant le bon Dieu ! »

Trois mois plus tard, jour pour jour, mon père fut frappé d'apoplexie ; il perdit la parole, conservant cependant toute sa connaissance. Il manifesta le désir de voir un prêtre catholique, qu'il désigna. Le prêtre vint et le fit entrer dans le giron de l'Église. Peu après il mourait. Déjà ma mère avait abjuré, et elle vécut comme une sainte jusqu'à la fin de sa vie…

 

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M. l'abbé Toccanier, qui communiqua cette lettre aux juges du procès apostolique inchoatif (1), atteste que les prédictions du saint Curé d'Ars se sont en effet pleinement réalisées dans la personne de Sœur Marie-Gonzague. Neuf mois après son voyage d'Ars, elle fut envoyée en Corse pour sa santé, sans en avoir témoigné aucun désir. Là, ses infirmités s'aggravèrent. Devenue sourde, elle demeura pendant vingt-cinq ans dans l'île, aide précieuse en son couvent, aussi utile que ses autres compagnes, auprès des élèves internes, qu'elle comprenait au seul mouvement des lèvres...

 

 

(1) Folio 326. – M. le chanoine Ball a inséré aussi cette déposition dans ses Documents (N° 2)