IX

 

Apostasie

 

En 1855 ou 1856, deux jeunes filles de Bény, couturières de leur état, entreprenaient dès une heure du matin, un dimanche, le pèlerinage d'Ars. Elles partaient à pied, avec le dessein d'entendre la messe en route. Ce qu'elles firent d'ailleurs avec dévotion. Toutes deux étaient fort pieuses, et elles souhaitaient vivement se confesser au saint d'Ars et communier de sa main.

L'une s'appelait Célestine Robin ; de l'autre, nous ne dirons que le prénom, Clémence. Clémence était, on le pensait du moins, la jeune personne la plus accomplie de la paroisse. Assidue chaque matin à l'audition de la messe, admise à la communion fréquente, bonne ouvrière, les mères de famille la proposaient comme modèle à leurs enfants.

A vol d'oiseau, il y a de Bény à Ars environ cinquante kilomètres. Malgré leur ardeur juvénile, ces pèlerines de vingt ans n'arrivèrent qu'à la nuit tombante au terme du voyage.

Dès le lendemain, de bonne heure, elles prenaient rang parmi les pénitentes de M. Vianney. Leur attente fut relativement courte, puisque, le mardi, après sa messe, le saint Curé les entendait en confession. Toutefois, leur déception fut grande. A toutes deux il conseilla de rentrer le jour même dans leur paroisse natale pour y communier le mercredi matin.

Le retour fut moins joyeux que l'aller. Clémence surtout paraissait triste, et sa mélancolie alla croissante jusqu'à l'arrivée à Bény. A l'approche de la maison, elle dit à Célestine Robin :

« Je ne suis pas contente de mon pèlerinage. Si j'avais su, je ne serais pas allé voir M. Vianney.

— Pourquoi donc ?

— Il m'a dit que j'apostasierai.

— Toi ?

— Oui. Voici ses paroles : « Mon enfant, le bon Dieu vous fait beaucoup de grâces dont vous ne faites pas bon usage. Vous apostasierez ». Je n'ai pas bien compris. Qu'est-ce que cela veut dire : apostasier ?

— Cela veut dire... je ne sais pas bien, moi non plus. Il me semble qu'apostasier, c'est changer de religion... Mais, ma pauvre Clémence, quelle religion vas-tu donc choisir ? »

Célestine Robin plaisantait. Là-dessus, les deux amies se séparèrent.

 

Clémence devait demeurer à Bény deux ou trois ans encore. Elle ne pensait plus, apparemment, à la prédiction du Curé d'Ars. Elle quitta la paroisse pour aller aider une vieille tante, qui était domestique chez M. Chanal, curé de Vandeins, non loin d'Ars.

A la mort de M. Chanal, on fut étonné du mécontentement que montra Clémence de n'avoir pas été mise dans son testament. Mais, par ailleurs, rien de répréhensible dans sa conduite. Peu après, elle se maria avec un homme sans religion, employé de chemin de fer à Mézériat, la station voisine de Vandeins. Elle eut trois enfants.

Il est à croire que les abus de grâce se multiplièrent dans l'existence de cette pauvre femme. Elle abandonna peu à peu ses pratiques religieuses : de défaillance en défaillance, elle tomba dans l'impiété, au point de réclamer, avant de mourir, des obsèques civiles.

Réellement, elle avait apostasié.

 

Le Curé d'Ars, dans une intuition prophétique, avait vu le résultat définitif des mille reniements partiels, des mille petites lâchetés d'une âme abandonnée à la tiédeur. Sans doute n'avait-il pas connu les circonstances occasionnelles d'une si lamentable chute ; car il lui eût signalé plus nettement l'abîme.

Il y a là un mystère des jugements de Dieu. Il y a là aussi un avertissement qui peut n'être que salutaire à des âmes attentives. Cet avertissement, saint Paul l'a formulé dans sa première Epître aux Corinthiens : « Ainsi donc, que celui qui croit être debout prenne garde de tomber. » Et au livre de l'Apocalypse, voici ce que dit le Seigneur : « Aussi, parce que tu es tiède et que tu n'es ni froid ni chaud, je vais te vomir de ma bouche ».

Ajoutons que les jugements de Dieu sont impénétrables et qu'un suprême acte de repentir à l'instant de la mort peut sauver une âme déchue. C'était la pensée finale de Célestine Robin, lorsque, retirée au bourg de Saint-Étienne-du-Bois, elle contait avec larmes l'histoire de sa compagne infortunée. (1)

 

 

(1) Célestine vivait encore en 1903, époque où Mgr Convert, originaire de Saint-Étienne-du-Bois, consigna sous sa dictée ces détails lamentables.