XI

 

L'âme du père et les yeux de l'enfant

 

Si le Curé d'Ars, par une compassion de cœur qu'il tenait du cœur même de son divin Maître, s'apitoyait sur les misères corporelles et s'efforçait de les soulager, combien plus volontiers se penchait-il sur les pauvres âmes blessées pour les soigner et les guérir ! Le fait qui va suivre en sera la preuve.

 

A la suite d'un accident, le petit garçon des époux Sauzet, de Cirey, près de Beaune, avait contracté une maladie des yeux. Six années de soins assidus ne semblèrent qu'aggraver le mal : hélas ! l'enfant devenait aveugle... A neuf ans !

Mme Sauzet, femme de foi profonde, ayant entendu parler du Curé d'Ars, supplia son mari, un indifférent, hélas !, d'aller trouver celui dont on racontait, en Bourgogne et bien au delà, les prodiges. M. Sauzet, très ennuyé d'une mission dont il comprenait l'utilité possible mais dont il se sentait peu digne, se décida à partir.

Il apprit, en entrant à l'église d'Ars, que M. Vianney confessait à ce moment les hommes dans la sacristie. Pénitent de rencontre, M. Sauzet prit place au dernier rang. Combien resterait-il là, les bras ballants, le cœur et les lèvres sans prière ? Beaucoup moins qu'il ne le craignait.

Un pénitent sort de la sacristie. Derrière lui une ombre blanche se profile. Une main osseuse dessine un geste. Des têtes se retournent vers M. Sauzet. « C'est vous qu'il appelle », lui souffle quelqu'un. M. Sauzet se lève, indécis.

«  Oui, vous ! a dit le saint d'un ton sans réplique. Venez, mon ami. »

M. Sauzet, médusé, se présente. La porte se referme.

« Pourquoi êtes-vous venu ? interroge M. Vianney.

— C'est que, monsieur le Curé, j'ai un enfant malade.

— Malade, votre enfant ? Il l'est moins que vous.

— Mais non, moi je ne suis pas malade.

— O mon ami, le mal de l'âme est bien plus grave que celui du corps ; et votre âme est dans un si triste état ! »

Ce disant, M. Vianney semblait enfoncer le regard de ses yeux bleus jusqu'aux profondeurs de cette âme. L'étranger en avait comme la sensation ; il frissonna. En vérité, ce prêtre lisait dans son passé : depuis près de douze ans qu'il était marié, M. Sauzet n'était guère entré à l'église qu'à l'occasion des enterrements, avec un vague signe de croix et pour de non moins vagues prières.

« Mon ami, poursuivit M. Vianney, vous avez un reste de foi. Votre enfant guérira. Mais auparavant, il faut vous confesser. »

M. Sauzet ne savait plus où il en était. Il tomba à genoux. Il commença à raconter sa vie, mais, faute d'examen préalable, il oubliait des choses d'importance. M. Vianney l'aida de ses lumières :

« Mon ami, ne vous souvenez-vous pas de telle chose... et de telle autre ?...

— Non, mon Père, répondit coup sur coup le pénitent, bien ennuyé.

— Eh bien, mon ami, allez à l'autel de sainte Philomène. Elle vous éclairera. »

 

Docilement, comme poussé par une force intérieure, M. Sauzet s'en alla auprès de la statue de la petite sainte. Alors, à ses regards se déchira le voile du passé. Il resta dans le village cinq jours encore, au cours desquels il se confessa dans les dispositions les meilleures. Sa conversion fut tellement définitive que « depuis lors il vécut constamment en bon chrétien et fit la consolation de sa famille qui jusque-là avait vu avec grande douleur son éloignement de Dieu ».

 

Rentré à Cirey, il ne trouva pas son fils guéri ; au contraire, pendant un mois le pauvre petit parut plus souffrant. Mais on gardait confiance dans la promesse du saint. On allait écrire pour lui demander de continuer ses prières quand une personne se présenta chez M. Sauzet de la part du Curé d'Ars.

« Il vous assure, dit-elle, que votre petit aveugle va guérir. »

A partir de cet instant, les yeux de l'enfant s'améliorèrent d'heure en heure ; le septième jour, il s'éveilla avec les yeux les plus limpides, les plus beaux qui se puissent imaginer. (1)

 

 

(1) « Ce récit, atteste M. le chanoine Ball, a été fait par Mme Sœur Marie-Aglaé Sauzet, sœur de l'enfant guéri, dans une lettre adressée de Cirey à M. l'abbé Toccanier le 2 octobre 1872. » (Documents, N° 29)