XV

 

La couronne de Rosine Bossan (1)

 

Née à Lyon le 8 juillet 1831, Mlle Rosine Bossan était la plus jeune d'une famille de dix enfants. L'aîné de la famille s'appelait Pierre : c'est lui qui, devenu architecte, élèverait les basiliques d'Ars, de La Louvesc et de Fourvière – trois noms chers à saint Jean-Marie Vianney. Rosine perdit son père l'année de sa première communion ; à seize ans, rappelée en toute hâte du pensionnat de Rillieux, dans l'Ain, où elle faisait son éducation, elle voyait mourir sa mère. Pierre devenait le chef de la famille.

Mais il fallait travailler pour vivre. Rosine, pianiste distinguée, se faisait professeur de musique. Douée d'une très belle voix, d'un charmant visage, elle demeurait d'une simplicité ravissante.

Un jeune homme, ami de Pierre Bossan, rêva de l'avoir pour épouse. Il sollicita sa main. La demande, communiquée à la jeune fille, lui plut tout à fait. Son cœur s'ouvrait à la joie, à l'espérance... quand soudain, il y germa une inquiétude secrète : était-ce bien là sa vocation ? Sur les entrefaites, un incident comme il en arrive dans l'existence de beaucoup d'excellentes jeunes filles, l'émut profondément.

 

Un jour, Rosine se rendit, en compagnie de ses sœurs Anaïs et Thérèse, à la Visitation de la Croix-Rousse, où toutes trois avaient une amie commune. Celle-ci, voyant cet aimable groupe, tout rayonnant de fraîcheur et d'entrain, demanda aux jeunes filles laquelle des trois voulait être religieuse. Les aînées répondirent en riant que sans doute ce serait Rosine. « Oui, reprit agréablement la Visitandine, et je vois dans ses yeux qu'un jour elle sera des nôtres ». Rosine, fort impressionnée de cette déclaration imprévue, se prit à pleurer à chaudes larmes.

Cependant, de son côté, Thérèse Bossan avait son secret : elle songeait à la cornette des Sœurs de la Charité ; mais, pas plus que Rosine, elle ne voyait clair dans l'avenir. Confidente des préoccupations de sa jeune sœur, elle lui dit, un jour de janvier 1851 : « Si nous allions consulter le saint Curé d'Ars ?... »

Thérèse et Rosine s'ouvrirent de leur projet à leur frère Pierre qui non seulement approuva, mais s'offrit à guider les pèlerines. Pierre s'honorait de l'amitié de M. Vianney. De bon qu'il était autrefois, il était devenu fervent à la suite d'une lecture. Un soir de carême, il écoutait l'une de ses sœurs lire la Passion de Notre-Seigneur. Au passage où il est dit que « le Seigneur, se retournant, regarda Pierre », Pierre Bossan fut si ému qu'il fondit en larmes et dut se retirer. Dès lors, il avait consacré son beau talent uniquement à des œuvres religieuses.

 

Quand nos voyageurs entrèrent dans l'église d'Ars, ils « trouvèrent le confessionnal assiégé selon l'ordinaire ». – Il faut se rappeler qu'en effet, même pendant la mauvaise saison, M. Vianney ne confessait pas moins de onze à douze heures par jour –. Les deux sœurs se placèrent comme elles purent, résolues d'attendre leur tour à quelque prix que ce fût.

 

Or le saint les distingua de la foule et les invita à s'approcher.

Mlle Rosine « se hâta de découvrir tout son cœur avec cette candeur, cette simplicité qui a toujours fait le fond de son caractère ».

Puis, comme elle devait le raconter maintes fois plus tard aux jeunes pensionnaires qui lui seraient confiées :

« Mon Père, ajouta-elle, je vais me marier bientôt ; s'il vous plaît, bénissez-moi ».

« Alors, rapporte l'une de celles à qui cela fut conté, le saint se mit à pleurer, à sangloter. (Notre maîtresse l'imitait ; il me semble encore l'entendre.)

« O ma fille, que vous serez malheureuse si vous restez dans le monde !... »

Et ses sanglots redoublaient.

— Mais alors, mon Père, que devenir ?

« Oui, mon enfant, faites-vous religieuse. »

Stupéfaite, Rosine Bossan nomma la Visitation, en ajoutant toutefois qu'elle préférerait un ordre plus austère.

« Eh bien ! mon enfant, parlez aux Sœurs du Carmel : si vous n'entrez pas chez elles, c'est la Visitation... En tout cas, vous ferez une neuvaine à la Sainte Vierge avant de vous décider tout à fait (2). »

Conseil semblable fut donné à Mlle Thérèse Bossan, bien que M. Vianney approuvât sans réticence son dessein d'aller chez les Filles de saint Vincent de Paul.

La démarche auprès du Carmel n'ayant pas réussi, Rosine postula pour la Visitation, alors établie à la Croix-Rousse, où sa demande fut accueillie avec empressement.

Le dernier jour de leur neuvaine, les deux sœurs retournèrent à Ars.

« Entrez à la Visitation, réitéra M. Vianney à la plus jeune, entrez-y mon enfant, dépêchez-vous ; vous n'avez pas cinquante ans pour faire votre couronne. »

 

 

Et, de bon matin, le 2 février 1852, les anges de Dieu furent témoins d'une scène qui dépasse la terre. En cette fête de la Présentation de Jésus au Temple, Pierre Bossan, agenouillé entre Thérèse et Rosine, communiait à Fourvière. Puis, ensemble, le frère et les sœurs descendirent la colline. Sur le chemin, la maison des Filles de la Charité, avenue du Doyenné, s'ouvrit pour recevoir Thérèse. Moins d'une heure après, le temps de traverser la ville, Pierre et Rosine arrivaient au monastère de la Croix-Rousse... Pierre revenait seul à la maison. Jamais plus qu'en ce jour le pieux artiste n'était entré dans l'esprit de la solennité. « J'ai, disait-il avec son courage souriant, présenté au Temple mes deux colombes. »

 

*

* *

 

Rosine avait vingt ans. Le 11 mai 1852, elle recevait, avec le saint habit, le nom de Sœur Marie-Aimée. Le 28 mai de l'année suivante, elle faisait profession. En cette même année 1853, les Visitandines choisirent Pierre Bossan comme architecte pour le futur monastère de Fourvière. En dressant ses plans, ce cœur poétique et tendre se plaisait à dire : « Je prépare un nid pour ma colombe ».

Sœur Marie-Aimée avait pris pour devise et règle de vie : « Se rendre petite, très petite ». Du pensionnat dont s'occupait la communauté de Fourvière, on l'appliqua à l'enseignement de la musique, Elle était heureuse parmi les enfants, mais son cœur s'élevait plus haut, car elle avait d'avance offert à Notre-Seigneur toutes ses notes de piano « comme autant d'actes d'amour ». Elle se nourrissait avidement des écrits de saint François de Sales, y voyant « le pain de la famille ». Son bonheur était de « se plonger dans la Règle ». Elle était déjà, comme devait le proclamer, au lendemain de son décès, l'aumônier du monastère, « l'humilité et l'amabilité personnifiées ». Elle devint conseillère, puis assistante, tout en ayant la direction du pensionnat et le soin des novices.

 

Cependant les années s'écoulaient, et de plus en plus Sœur Marie-Aimée pensait à la mort. Au printemps de 1880, l'altération de ses traits se fit plus sensible : ses nuits étaient sans sommeil ; ce qui ne l'empêchait pas d'être la première à l'oraison du matin. Vivement sollicitée en son cœur de ne rien refuser à la grâce, elle se répétait sans cesse, assurent les chroniques : « Devenons une grande sainte ». Et, comme on la suppliait de s'arrêter, de se soigner, elle répondait : « Il faut, au contraire, que je me hâte... Je suis entrée dans ma cinquantième année. Tout me presse de redoubler le pas ».

Plus encore que les forces, le temps lui échappait. Elle n'avait pas oublié le conseil étonnant tombé vingt-neuf ans plus tôt des lèvres du Curé d'Ars, et son âme était aux écoutes, dans l'attente de l'Époux.

On la vit, en ce printemps de 1880, étiqueter divers objets, mettre à part des papiers qui concernaient ses anciennes élèves... Le dimanche 8 août, le noviciat l'ayant entourée à la récréation du soir, on remarqua qu'elle tournait la conversation sur la préparation à la mort. « Aujourd'hui, confia-t-elle, j'ai communié comme pour la dernière fois. »

 

Le lendemain, Sœur Marie-Aimée montait visiter sa vénérée supérieure, Mère Marie-Régis Deville, gravement indisposée, lorsqu'elle s'abattit soudain au milieu de l'escalier, frappée d'apoplexie. Dans sa chute, elle heurta du front la ferrure d'une porte et saigna abondamment ; ce qui écarta la mort absolument foudroyante. Elle vécut encore quatre jours, montrant par son regard, demeuré lucide, qu'elle n'avait pas perdu toute connaissance.

« Il n'était pas une de nous, attestent les Visitandines de Fourvière, qui ne se souvînt alors d'actes, de paroles de notre bien-aimée Sœur témoignant qu'elle se préparait, mais à coup sûr, à une mort très prochaine. En particulier, la formelle prophétie du Curé d'Ars, qu'elle citait naguère d'un accent si convaincu, revenait à toutes les mémoires. Nous en voyions le rigoureux accomplissement. »

Sœur Marie-Aimée Bossan expira le vendredi 13 août, âgée de quarante-neuf ans, un mois et cinq jours. En vérité, elle n'avait pas eu cinquante ans pour faire sa couronne.

La circulaire que ses compagnes de Fourvière adressaient en 1887 à tous les monastères de l'Ordre s'achève sur cet éloge : « Ses exemples sont un trésor de famille que nous ne laisserons pas tomber dans l'oubli ; comme ses enseignements, ils furent une semence féconde jetée dans le jardin de l'Époux. Déjà plusieurs de ses enfants accourues sur ses traces ont été reçues dans ce cher monastère qu'elle a tant édifié. C'est sous son influence, devenue céleste, que s'opère cette nouvelle floraison virginale. Puisse-t-elle nous aider à garder mieux encore sa suave mémoire et le doux parfum de ses vertus ! »

 

 

(1) Les détails de ce récit sont extraits d'une circulaire de la Visitation de Lyon, du 25 mars 1887

(2) Ici nous faisons appel aux souvenirs d'une ancienne élève du pensionnat de Fourvière, publiés dans les Annales d'Ars, numéro d'avril 1905