XXI

 

La terre remuée

 

Un jour de mars 1859, deux sœurs faisaient ensemble le pèlerinage d'Ars. Une voiture de fermier les amenait de loin, jusque de Déservillers, une commune du Doubs, où leur frère était instituteur. L'une d'elles était mariée : Angélique Ménettrier avait épousé, il y avait onze ans, Charles Thiébaud, et de ce mariage étaient nés, le 11 juillet 1851, un fils baptisé sous le nom d'Arthur, puis, le 19 novembre 1858, une fille, la petite Marie. Hortense, l'autre voyageuse, personne pieuse comme sa sœur, était présidente des Enfants de Marie.

Sans doute Mlle Hortense Ménettrier avait-elle pris seule l'initiative de ce pèlerinage. En ce mois de mars – ainsi que cela lui arrivait, depuis plusieurs années, chaque printemps – Angélique Thiébaud vivait d'une vie à demi inconsciente. Pendant les crises où sa tête se perdait, elle quittait à peine sa maison, où parents et amis venaient la visiter pour la distraire. Or, cette fois, confiant ses deux enfants à une parente, elle avait consenti volontiers à suivre sa sœur.

C'est que son petit garçon était malade. Arthur, par suite d'un accident, languissait depuis des années, et son état empirait toujours. Mlle Hortense désirait demander la guérison de l'enfant au Curé d'Ars, et en même temps celle de la malheureuse mère. Angélique, elle, ne pensait qu'à son pauvre petit.

 

Nos deux voyageuses pénétrèrent dans l'église d'Ars pendant le catéchisme de onze heures. Angélique s'imagina que, tout en parlant, M. Vianney la regardait d'une façon singulière. C'est fort possible, quand on songe à ce qui va suivre.

Angélique retrouva tout son calme pendant les deux jours qu'elle passa dans le village. Elle y fit ses dévotions aux côtés de sa sœur, se confessant et communiant avec une édifiante piété.

Le midi du 22 mars – mardi-gras de 1859 – comme M. le Curé se dirigeait après son catéchisme vers la porte du presbytère, il avisa Mlle Hortense Ménettrier qui, perdue parmi la foule, l'attendait à passer. Il la prit à part un instant.

« Mon enfant, lui dit-il, il faut ménager cette pauvre tête et ce pauvre cœur – il parlait de Mme Thiébaud –. Retournez-vous-en : vous trouverez en arrivant la terre du cimetière fraîchement remuée. »

 

Hortense avait trop bien compris. Elle pressa le retour. Et, en route, autant qu'elle le put, elle prépara sa sœur, devenue tout à fait tranquille et raisonnable, au triste événement qu'en termes voilés venait de lui annoncer le serviteur de Dieu.

En gravissant la pente où s'échelonnent les maisons de Déservillers, les deux femmes rencontrèrent un homme du pays qui leur apprit le décès et l'enterrement du petit infirme. L'enfant était mort le mardi 22 à dix heures du soir... Et c'était peu d'heures après les obsèques qu'elles revenaient de leur long pèlerinage.

 

En regagnant la maison en deuil, toute proche de l'église, instinctivement elles jetèrent un regard dans le cimetière. Là où se trouvait leur enclos de famille, la terre était fraîchement remuée.

Le Curé d'Ars l'avait aperçue déjà, cette tombe où reposait la frêle dépouille du cher petit ange envolé. (1)

 

 

(1) Ces détails proviennent d'une relation sur plusieurs faits d'intuition, écrite par M. l'abbé Court, curé de Déservillers (lettre du 28 août 1916 à Mgr Convert)