XXIII

 

« C'est ma pauvre fin »

 

Quoi de surprenant que saint Jean-Marie Vianney, après avoir annoncé à d'autres soit les circonstances, soit même la date de leur mort, ait eu sur la sienne des lumières extraordinaires, des prémonitions, pour employer un terme des auteurs mystiques ? Son procès de canonisation et les archives du presbytère d'Ars en conservent diverses preuves.

Lorsque le Curé d'Ars eut dépassé les soixante-dix ans que David déjà considérait comme une existence assez longue (1), il s'attendit à mourir. « Nous nous en allons », redisait-il (2). Et puis, arrivé sur ces purs sommets de l'amour d'où se découvre la Beauté éternelle, il se mit à désirer, chaque jour davantage, d'être réuni à son Dieu. Mais chez lui il y eut plus que cela.

 

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Dans les derniers mois de 1858, une dame Victor, née Jourdain, de Chalon-sur-Saône, qui avait fait peu de temps auparavant un premier pèlerinage avec son mari (3), revint seule auprès du saint Curé. M. Victor ne pratiquait pas, et M. Vianney avait prédit qu'il ne se convertirait que plus tard ; l'épouse demandait des prières pour hâter l'heure de ce retour.

Avant de quitter le confessionnal, elle dit au serviteur de Dieu :

« J'espère nous revoir dans un an, mon Père.

— Oh ! non, mon enfant, répliqua le saint, désormais, nous ne nous reverrons plus qu'au ciel. »

Ces paroles impressionnèrent profondément Mme Victor, parce qu'elle y crut voir l'annonce de sa propre fin. Ses appréhensions disparurent lorsque, quelque neuf mois plus tard, elle apprit que le Curé d'Ars n'était plus de ce monde : la prédiction, elle le comprenait maintenant, ne se rapportait pas à la pénitente, mais au confesseur. (4)

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Pendant tout le temps qu'il occupa la cure d'Ars, sauf la dernière année de sa vie – donc de 1818 à 1858 inclusivement – M. Vianney eut à cœur de présider en personne, malgré sa fatigue, la procession de la Fête-Dieu. Or, pour celle de 1858 – jeudi 3 juin – d'habiles artistes avaient brodé à son intention un beau ruban de soie blanche qui, passé à son cou, soutiendrait le lourd ostensoir.

« Je ne m'en servirai pas deux fois », dit-il après le plus délicat merci.

 

A la Fête-Dieu suivante – 23 juin 1859 – il dut céder à un autre l'honneur de porter le Saint-Sacrement. Il serait tombé en route, de faiblesse. Mais M. Toccanier, son cher auxiliaire, pour répondre d'ailleurs au désir de toute la foule, voulut qu'il donnât lui-même chacune des bénédictions rituelles. Seulement, le ruban ne lui servit pas.

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Vers le 12 ou le 13 du mois suivant, une pieuse personne de Saint-Étienne, Mme Pauze, faisait le voyage d'Ars. Elle aimait les lieux de pèlerinage et spécialement le sanctuaire de La Louvesc dans l'Ardèche, où l'on vénère les reliques de saint François Régis, l'illustre apôtre du Vivarais. Elle avait pris l'habitude d'y aller à pied tous les ans en compagnie de M. Pauze.

Lorsque Mme Pauze, agenouillée au confessionnal de M. Vianney, lui eut dit sa dévotion à saint François Régis, le visage du bon Curé s'épanouit de bonheur. Il s'épancha, lui qui en avait si peu le loisir, et il parla à sa pénitente de ce beau pèlerinage qu'il avait fait, lui aussi, à l'époque de ses vingt ans. N'était-ce pas à La Louvesc, par l'intercession de saint Régis, que Dieu lui avait accordé la grâce d'apprendre assez de latin pour devenir prêtre ? Il pleura d'émotion au rappel de si lointains et si doux souvenirs. Cinquante-trois ans, il y avait cinquante trois ans de cela !...

« Et moi, expliqua Mme Pauze, je suis bien satisfaite de mon voyage d'Ars, parce que je sens que j'y ai reçu de grandes grâces. Vos paroles, mon Père, m'ont fait beaucoup de bien. Hélas ! Il me sera bien difficile de revenir, et j'éprouve une peine profonde de penser que je ne vous reverrai plus.

— Si, si, mon enfant, répliqua vivement le saint, dans trois semaines nous nous reverrons ! »

 

Dans trois semaines ?... Mme Pauze réfléchissait à cette promesse pendant son voyage de retour. Certainement qu'elle ne reviendrait pas à Ars d'ici longtemps, à moins de circonstances tout à fait imprévues. Quant à M. Vianney, il était invraisemblable qu'il allât à Saint-Étienne, lui qui, dit-on, ne quittait jamais sa paroisse. L'excellente dame fit part à son mari de la prédiction. Lui non plus n'en put éclairer le mystère. Il conclut simplement : « Tu auras mal compris ».

Or, dans les premiers jours d'août 1859, Mme Pauze, atteinte d'une maladie soudaine, expirait, tandis que le village d'Ars pleurait la mort de son saint et bien-aimé pasteur. M. Pauze, en sa douleur, ne savait que redire : « Et elle qui pensait revoir le Curé d'Ars, comme il le lui avait promis !... ». Mais bientôt, on apprit à Saint-Étienne que M. Vianney lui-même n'était plus.

« Ah ! s'écria M. Pauze à cette nouvelle, le Curé d'Ars est en paradis. A présent, je comprends tout. Quelle consolation de me dire que ce grand saint et ma chère disparue se sont revus dans le ciel ! » (5)

 

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Mais M. Vianney, avant de quitter la terre, avait édicté des prédictions plus étonnantes encore.

Dix-sept jours seulement avant de mourir, il entendait en confession l'une des personnes à qui il témoigna le plus de confiance et d'estime, Mlle Étiennette Durié. – Originaire d'Arfeuille (Allier), elle avait fait, ayant vingt ans, son premier pèlerinage d'Ars. Elle en était revenue guérie, grâce aux prières du serviteur de Dieu.

Dix ans plus tard, un jour de mai 1840, elle assistait, dans la chambre même du saint, à une apparition de la Sainte Vierge (6). – Chose curieuse, Mlle Durié, comme Mme Pauze, était une fervente de La Louvesc, et précisément, tout en quêtant ici et là pour les œuvres de M. Vianney, elle en revenait, ce 18 juillet 1859, après y avoir suivi les exercices d'une retraite.

Et voici le dialogue inouï qui s'engagea entre cette chrétienne dévouée et notre saint vieillard :

« Je ne pense pas, mon Père, avoir fait une bonne retraite à La Louvesc, parce que votre santé m'a préoccupée : je vous croyais malade.

— Il est vrai, mon enfant, que je ne suis pas malade pour l'instant, mais ma carrière est finie ; c'est ma dernière année... N'en parlez pas, mon enfant. J'ai peu de jours à vivre. Il me faut bien ce temps pour me préparer. Si vous le disiez, on voudrait se presser pour les confessions ; je serais trop accablé.

— Oh ! mon Père, vous êtes assez prêt ainsi.

— Mon enfant, je ne suis qu'un grand pécheur. Voyez, je pleure à cette pensée.

— Mais alors, que ferais-je donc moi-même ?

— Si j'ai le bonheur d'aller au ciel, je demanderai au bon Dieu qu'il continue d'être toujours votre guide.

— Oh ! mon Père, demandez-lui de vous laisser encore quelque temps parmi nous.

— Non, je ne puis lui demander cela : le bon Dieu ne le permettra pas... Je quitte bientôt le monde. »

Il ajouta en versant d'abondantes larmes :

« Je ne sais pas si j'ai bien rempli les fonctions de mon ministère...

— Si vous vous plaignez, mon Père, qu'en sera-t-il donc de moi qui dois rester toujours dans le monde !

— Ce que vous faites, vous, n'est pas tant à craindre que mon ministère de prêtre.

— Mon Père, votre travail est bien meilleur que le mien.

— Que je crains la mort !... Ah ! je suis un grand pécheur !

— La bonté de Dieu, vous l'avez dit vous-même, est plus grande que toutes nos fautes... Je voudrais bien être aussi sûre que vous d'aller au ciel... Mais, mon Père, quand donc allez-vous mourir ?

— Si ce n'est pas à la fin de ce mois, ce sera au commencement de l'autre.

— Comment donc saurai-je le jour, puisque vous ne voulez pas me le dire ?

— Quelqu'un vous le dira... Vous serez à mon enterrement, et vous aurez passé la dernière nuit à mon lit de mort. »

 

La pénitente, atterrée, protesta que cela n'était pas possible ; qu'il y aurait plutôt un miracle de Dieu. Le saint se contenta de l'exhorter à regretter plus que jamais ses fautes. Puis :

« Recevez, mon enfant, ajouta-t-il avec un accent tout céleste, recevez la dernière absolution du père de votre âme ».

Après son acte de contrition, la pénitente insista pour en apprendre davantage :

« De grâce, mon Père, dites-moi le jour où vous devez mourir.

— Non, mon enfant, vous ne le saurez point : vous resteriez là, et vous auriez trop d'ennuis ; mais vous l'apprendrez en temps voulu. »

 

N'y a-t-il pas dans ce sublime entretien comme un écho des paroles du Maître déclarant à ses disciples : « Un peu de temps, et vous ne me verrez plus ? ». Quelle humilité, quelle simplicité aussi dans cette âme éthérée à qui se découvrent les horizons éternels !

Quatre jours plus tard, Mlle Étiennette Durié quittait le village d'Ars et prenait vaguement la direction de Moulins : elle devait s'acquitter en route de plusieurs commissions que le saint lui avait confiées. Le mardi 2 août, elle rencontra un religieux qui, saluant en elle une habituée d'Ars, lui dit : « J'apprends que M. Vianney est malade ». Elle tressaillit à cette nouvelle et fut sur le point de crier : « Je le savais ! ».

Repartie pour Ars aussitôt, elle n'y arriva que le jeudi 4, dans la soirée. Il y avait quinze heures que le saint était mort. Elle le vit exposé sur un lit d'honneur parmi des branches de laurier. Elle conta son histoire et obtint la faveur, ainsi qu'avait dit M. Vianney, de passer la dernière nuit à son lit de mort. (7)

 

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Le saint Curé a donc su d'avance la date exacte de son décès. Aussi, quand il déclara ce soir-là où il tomba de lassitude : « C'est ma pauvre fin », avait-il la conviction qu'en effet, c'était bien la fin et que, du coup, « sainte Philomène n'y pourrait plus rien ».

 

 

(1) Cf. Psaume 89, verset 10

(2) Catherine LASSAGNE, Petit mémoire sur M. Vianney, p. 98

(3) V, p. 181 de ce livre (partie : ‘annonces de conversion’ – III)

(4) « Ce récit, signé par Mme Victor elle-même le 29 janvier 1878, note M. Ball, nous a été envoyé de Chalon-sur-Saône par Mme Pierre Legrand. » (Documents, N° 7)

(5) Annales d’Ars, mars 1903

(6) V. notre ouvrage Le Curé d'Ars (Vitte, Lyon-Paris), pp. 623-626

(7) Les détails concernant la confession de Mlle Étiennette Durié sont ceux-là mêmes qu'elle apporta au tribunal ecclésiastique de la Cause d'Ars le 12 août 1864, dans la chapelle des Frères de la Sainte-Famille