Sixième partie : QUELQUES DIRECTIONS

 

 

I

La convertie

 

Pendant toute sa vie de prêtre, saint Jean-Marie Vianney s'est montré l'adversaire irréductible du péché sous toutes ses formes. On sait comment, dans sa paroisse d'Ars, il s'attaqua hardiment aux danses, aux toilettes immodestes, à l'ivrognerie, au blasphème, au travail du dimanche...

 

Voulant ardemment le bien des âmes, il ne pouvait que détester ce qui est le mal des âmes et ce qui les conduit à l'éternel malheur. Mais il poursuivait, par-dessus tout, le scandale, péché collectif dès sa naissance, puisque, par définition, il peut être pour autrui la source de nombreux péchés.

 

Ceci se passait au temps du pèlerinage, vers 1855.

Une dame Moyne, qui exerçait la profession de brodeuse à Pont-de-Veyle, dans l'Ain, achevait de se confesser à M. Vianney. Après l'absolution, le saint lui dit : « Allez à présent dans la chapelle de Sainte Philomène, là, tout à côté. Vous y trouverez une dame...

— Une dame, mon Père, que je connais ?...

— Non. Mais vous la reconnaîtrez. Elle a des fleurs jaunes à son chapeau. Je vais aller à la sacristie. Dites-lui de venir m'y parler. Allez, mon enfant. »

 

Aussitôt, Mme Moyne quitta le confessionnal, sortit de la chapelle de saint Jean-Baptiste et se rendit, à travers les rangs pressés des pénitentes, jusqu'à l'entrée de la chapelle de sainte Philomène. Là, en effet, il y avait bien une dame qui arborait des fleurs jaunes à son cabriolet – le cabriolet était à la mode en ce temps-là. – La dame en question avait l'air de s'ennuyer passablement. Distraite, énervée, ne priant point, elle se contentait de regarder. On devinait qu'elle n'avait d'autre désir pour l'instant que de repasser la porte. Mais le regard intérieur d'un saint, malgré l'épaisseur des murs et les ténèbres de cette âme, s'était posé sur elle. Et Dieu préparait là une nouvelle victoire de sa grâce.

 

« Madame, avait dit timidement la commissionnaire du bon saint, M. le Curé vous attend à la sacristie.

— Il m'attend, moi ?... Moi ?

— Vous-même, madame.

— Mais il ne m'a jamais vue.

— Il vous a pourtant assez clairement désignée.

— Je suis venue ici en curieuse. On m'en a tant raconté, voyez-vous. J'ai voulu me rendre compte. Mais parler au Curé d'Ars, moi ?...

— Il vous attend.

— Eh bien, soit ! Allons voir ce qu'il nous veut. »

 

Fendant la foule à son tour, la dame aux fleurs jaunes pénétra fièrement dans l'humble sacristie d'Ars.

Le saint vieillard, debout, les mains jointes et serrées contre l'étole violette qui pendait sur sa poitrine, attendait en effet l'orgueilleuse pécheresse. Elle voulut s'incliner pour un salut quelconque. Elle n'en eut pas même le temps.

« Malheureuse ! s'écria l'homme de Dieu, vous êtes en train de vous damner et de damner les autres. Vous pervertissez la jeunesse. Quel terrible compte vous avez déjà à rendre à Dieu !... Mais quel enfer pour vous bientôt, si vous ne fermez à Mâcon cette maison abominable !... »

 

La foi s'était réveillée dans l'âme de la pécheresse. Elle écoutait épouvantée le Voyant qui lisait en elle. Elle tomba à ses genoux, et dans ses yeux s'ouvrit soudain la source des larmes.

Cependant le saint, qui savait venue l'heure du pardon, s'était assis à ce confessionnal que les pèlerins vénèrent encore dans la vieille sacristie. Sans se relever, la repentie se traîna jusqu'à l'agenouilloir... Elle fit l'aveu de ses fautes. Elle pleura encore. Mais qui dira la douceur de ces larmes rédemptrices ! L'absolution descendit sur l'âme de la nouvelle Madeleine.

 

Elle revint à Mâcon, cessa son honteux trafic, ferma sa maison et mena désormais, réparant ainsi de son mieux tout le mal qu'elle avait fait, une vie parfaitement chrétienne.

Avant de s'en aller d'Ars, elle avait cru pouvoir conter à Mme Moyne son entrevue avec le saint Curé. Depuis, les deux femmes eurent l'occasion de se revoir. Et Mme Moyne, personne digne de toute confiance, après la mort de cette dame devenue son amie, a rapporté tous ces détails à M. l'abbé Heinrich, curé de Tramoyes, diocèse de Belley, qui en fit lui-même un récit fidèle lors de son passage au presbytère d'Ars, le 4 juin 1926.