II

 

« Par un déluge... »

 

Vers 1840, Blanche Paire, une excellente fille du bourg de Cherier, dans le département de la Loire, fit le pèlerinage d'Ars. Elle se confessa au saint Curé et s'en revint paisiblement chez elle.

Cependant, quelque chose la tracassait. Elle s'en ouvrit à des voisines.

« Je ne sais pas, confiait-elle, ce qu'a voulu me dire M. le Curé d'Ars. Il m'a annoncé que je périrais par un déluge... Comment, moi qui ne veux plus quitter mon pays, pourrais-je périr par un déluge ?

— Tu auras mal compris », lui répondait-on.

En effet, lorsqu'on habite le bourg de Cherier, périr par un déluge est une idée plaisante. Le bourg de Cherier, c'est ce village groupé autour d'un clocher carré, sans flèche que l'on aperçoit de toute la plaine de Roanne, planté au sommet des premiers contreforts des Monts de la Madeleine, à 825 mètres d'altitude ! Sur ce plateau, il y a de l'eau, certes, beaucoup d'eau parfois dans les prés, mais au milieu de ce site de montagne on ne découvre qu'un humble ruisselet, juste suffisant pour un bain de pied, même en hiver !

 

Ce n'est pas à Cherier que Blanche Paire devait « périr par un déluge ». Dans un des premiers jours d'août 1844, sa provision de farine étant épuisée, elle mit dans un sac une mesure de blé, puis elle alla au moulin, situé à vingt-cinq minutes de chez elle, sur la paroisse de Moulins-Cherier, dans une vallée où court l'Isable, rivière qui tarit en été. Ainsi, ce jour-là, l'Isable était à sec et, à vrai dire, n'existait plus.

Blanche attendit que le meunier lui remplît un sac de farine en échange de son blé, quand soudain éclata un orage d'une violence inouïe. L'Isable grossit rapidement et, bientôt devenu dangereux, il battit les murs avec fureur. « Partons vite ! », cria le meunier. Ceux qui étaient là le suivirent, sauf Blanche Paire qui semblait ne pas entendre. « Venez, venez !... Mais venez donc ! » hurlait l'homme parmi les mugissements du torrent et de la tempête. Elle n'en fit rien. Cependant la crue grandissait sans cesse. Alors Blanche, affolée, se réfugia dans la chambre du meunier. L'eau l'y atteignant, elle monta sur le lit. Tout à coup, sous la poussée des flots vainqueurs, un mur céda. Cramponnée au matelas que l'eau emportait, la pauvre fille roula dans le torrent. On lui jeta au passage des cordes et des planches. Elle ne put les saisir. On l'entendit longtemps pousser des cris affreux. Enfin, le matelas s'étant retourné, Blanche disparut, et ce fut la mort rapide. Tout ce qu'on put faire en ces minutes tragiques fut de prier pour elle ; son corps fut retrouvé à quelque cent mètres plus bas, auprès du cadavre d'une vache que la rivière avait charrié depuis le village du Bancillon.

 

Cette fois encore, le Curé d'Ars ne s'était pas trompé : guidé par une intuition infaillible, il avait vu jadis par avance cette malheureuse périssant par un déluge. Sans doute aussi par avance avait-il recommandé son âme à Dieu.

De cet accident étrange les registres paroissiaux ont gardé le souvenir. Voici en effet ce qu'on y peut lire :

 

Paroisse de Moulins-Cherier,

commune de Cherier,

canton de Saint-Just-en-Chevalet

(Loire)

 

Le 7 août 1844, nous, curé soussigné avons donné la sépulture ecclésiastique à Blanche Paire, du bourg de Cherier, noyée dans le torrent de l'Isable, dont les eaux l'ont emportée jusqu'à la planche Nodain, sans qu'il ait été possible de lui porter secours, au moment d'une forte, subite et imprévue inondation. Elle s'était réfugiée dans le moulin au moment de la pluie et, arrivée dans la petite chambre à coucher du meunier de M. Guyonnet (le maire de Cherier à cette époque), les eaux se sont emparées de la chambre, et cette malheureuse fille, pour se dérober aux eaux, est montée sur le lit du meunier, sur lequel elle a été emportée par le torrent. Elle était âgée de 43 ans.

R. Giroud, curé.