V

 

« Il a besoin de vous »

 

M. l'abbé Louis Cartier, de Nice, neveu et filleul du héros de cette histoire, a été heureux d'en adresser les détails à Mgr Convert par une lettre de mars 1925.

 

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Lors de mon dernier pèlerinage à Ars, en septembre 1911, j'ai eu l'occasion de raconter un trait merveilleux de la vie du saint Curé. Un ecclésiastique d'Ars me fit promettre d'écrire et de communiquer mon récit au successeur de saint Jean-Marie Vianney. Je m'exécute, un peu tardivement, pour rendre hommage à la vérité, en donnant une preuve de plus des dons surnaturels dont fut gratifié le Curé d'Ars. Voici le fait en toute sa simplicité, tel qu'il m'a été raconté par la personne qui fut l'objet de cette maternelle attention de la Providence :

 

« Le Curé d'Ars était un grand saint ; il lisait dans les consciences et il convertissait les plus grands pécheurs. Je désirais me confesser à lui et j'ai eu ce bonheur.

J'arrivai à Ars après un long et pénible voyage en diligence. La petite église était remplie de gens en prière ; de chaque côté du confessionnal de M. Vianney, une file interminable de pénitents attendaient patiemment leur tour. Quand quelqu'un devait s'absenter pour un moment, il avait soin de faire garder sa place pour ne pas la perdre. Je me mis à la suite, et bientôt d'autres pénitents se rangèrent après moi.

J'étais là depuis une demi-heure à peine quand je vis le saint Curé sortir de son confessionnal, les mains jointes sur la poitrine, et se diriger gravement et à pas lents vers la porte de l'église. Il avait l'attitude et le recueillement d'un saint. Son extrême maigreur le rendait diaphane. Mes yeux étaient fixés sur lui et mon cœur battait très fort dans ma poitrine. Arrivé devant moi, il s'arrêta et, d'une voix frêle et exténuée, il me dit : « Mon enfant, venez », et il me fit signe de le suivre.

Je le suivis tout émue jusqu'à son confessionnal. Avant d'y rentrer, il me dit : « Mettez-vous là ». Je m'agenouillai, et aussitôt le bon saint Curé entendit ma confession. Puis il me consola et me fortifia par des paroles que lui seul savait dire.

Au moment où j'allais me retirer du confessionnal, le bon Curé ajouta sur un ton d'extrême bonté :

« Mon enfant, dans une demi-heure une diligence partira d'Ars ; vous la prendrez pour rentrer chez vous. Votre mari est gravement malade, il a besoin de vous et il vous attend. Cependant ne vous troublez point, soyez sans inquiétude : il ne mourra pas. »

Après une fervente prière faite à l'autel de sainte Philomène, je quitte Ars, non sans quelque appréhension, mais cependant calme dans ma douleur. J'étais soutenue par cette parole du saint Curé : « Votre mari ne mourra pas ». J'avais hâte d'arriver, et la diligence ne roulait pas assez vite à mon gré. Enfin j'arrive et je me précipite au chevet de mon cher malade que je trouve en pleine convalescence. Il était en parfaite santé au moment de mon départ pour Ars ; une maladie grave l'avait saisi peu après. Je m'informe et je constate qu'au moment précis où le vénérable Curé m'avait dit de quitter Ars, mon cher malade était au plus mal et que presque au même instant la crise qui paraissait être mortelle se dénouait favorablement. Il avait vraiment besoin de moi, car il n'avait auprès de lui que des domestiques. »

 

Ce malade était M. Louis-Martin Rosset, mon oncle maternel et mon parrain, propriétaire et négociant à Saint-Jean-de-Maurienne. Il était lui-même un fervent catholique, un véritable homme de bien. Très touché de ce qui s'était passé à Ars, il voulut en faire le pèlerinage et se confesser aussi au saint Curé.

 

Je reprends la narration de ma tante :

« Votre parrain, quelque temps après, voulut se confesser au saint Curé, mais il ne le put et le regretta beaucoup. Il partit pour Ars où il débarquait au moment où l'on portait le viatique à M. Vianney (1). Il eut toutefois la consolation de le voir, grâce à un ecclésiastique de ses amis qui lui remit son cierge ; il put ainsi entrer dans la chambre du mourant avec les prêtres qui accompagnaient le Saint-Sacrement. Il est le seul laïque qui ait assisté à cette cérémonie. Il en remercia le bon Dieu et en conserva le plus religieux souvenir. »

Ce dernier pèlerinage à Ars me permet de situer le premier qui vraisemblablement a dû avoir lieu un an environ avant la mort du saint Curé, et tout au plus dans les vingt derniers mois de sa vie.

Ma tante m'a raconté cet épisode de sa vie en 1872, année où je commençai mes études au petit séminaire de Saint-Jean-de-Maurienne. Cette première confidence me fit une grande impression que je n'ai pas oubliée ; mais, pendant les vingt ans qu'elle vécut encore, elle me le raconta plus de cinquante fois, de sorte que je puis garantir presque le mot à mot du récit qui, dans sa bouche, n'a jamais eu de variante.

 

 

(1) C’était donc le samedi 30 juillet 1859, à trois heures de l’après-midi