VI

 

« Le bon Dieu les appelle »

 

Une après-midi de juillet 1857, M. Pommerel, instituteur à Saint-Trivier-sur-Moignans, chef-lieu de canton de l'Ain, faisait son dernier quart d'heure de classe, lorsque arriva M. Cointy, maire de la commune. Le maire, en homme qui est chez lui à l'école, vint tout droit au bureau du magister sans s'inquiéter des écoliers, heureux, du reste, de la diversion. « Eh ! Pommerel, commença-t-il d'un ton jovial, je t'emmène. Viens, nous allons prendre un bain en Saône. »

L'agglomération de Saint-Trivier est bien à quatre kilomètres de la grande rivière, mais, en vérité, le Moignans, sous-affluent minuscule de la Saône, n'avait pas le tirant d'eau requis pour un bain complet. M. Pommerel accepta l'invitation.

M. le Maire, disparu un moment, revint conduisant sa voiture où avaient pris place avec lui son frère et M. Clayette, greffier de la justice de paix. L'instituteur s'installa lui aussi dans le véhicule, qui partit rapidement dans la direction de Montmerle...

 

La Saône n'était pas très chaude. Bientôt l'un des baigneurs se plaignit d'avoir froid, puis les autres. On regagna la berge en claquant des dents. La pluie tomba pendant le retour. Bref, les quatre amis rentrèrent à Saint-Trivier grelottants.

L'instituteur, jeune et solide, s'en tira avec un gros rhume. Mais, le surlendemain de la déplaisante baignade, les trois autres gardaient le lit. Deux surtout, le maire et le greffier, inquiétèrent tout de suite le docteur Hernandez qu'on avait fait venir jusque de Bourg-en-Bresse. M. Seignemartin, curé de Saint-Trivier, qui les estimait beaucoup, ne se montra guère plus rassuré. Toutefois, leur état n'était qu'alarmant encore. Tout espoir n'était pas perdu.

Le curé de Saint-Trivier pria M. Pommerel de vouloir bien se rendre à Ars. L'instituteur partit, muni d'une lettre à l'adresse de l'abbé Martin, l'un des missionnaires qui, en cette saison, aidaient M. Toccanier. Une lettre était le seul moyen pratique d'atteindre rapidement M. Vianney.

 

L'instituteur de Saint-Trivier trouva l'église pleine de gens. « Je ne sais pas si vous pourrez voir M. le Curé lui déclara l'abbé Martin, quand il eut la lettre en main. Enfin je vais essayer de le faire sortir du confessionnal. Allez vers la porte de la sacristie. »

Amené par le missionnaire, le Curé d'Ars aborde M. Pommerel. Celui-ci lui explique qu'il vient de la part de M. Seignemartin et ajoute :

« Monsieur le Curé, est-ce que mes deux amis mourir ? »

M. Vianney joignit les mains et se recueillit. Des larmes lui vinrent aux yeux.

« Mon pauvre ami, répondit-il, le bon Dieu les appelle, mais ils feront une bonne mort. »

Puis il donna à M. Pommerel deux médailles en lui recommandant de les passer au cou des malades.

 

Lorsque son messager revint d'Ars, M. Seignemartin l'attendait aux premières maisons de Saint-Trivier. Il remarqua son air consterné.

« Eh bien ? interrogea le prêtre.

— Hélas ! ils vont mourir, monsieur le Curé, ils vont mourir !

— Je vais les administrer. Vous viendrez avec moi ?

— Oui, monsieur le Curé. »

 

Ce furent des scènes navrantes autant qu'édifiantes. M. Cointy et M. Clayette, ayant fait leur sacrifice avec une générosité toute chrétienne, reçurent les derniers sacrements en de beaux sentiments de foi. Le maire mourut le premier ; le greffier, deux jours plus tard, le suivait dans la tombe. (1)

 

 

(1) C'est M. Pommerel lui-même, en retraite à Saint-Trivier-sur-Moignans, qui, au cours de l'année 1909, fournit ces renseignements à M. l'abbé Renoud, missionnaire d'Ars