II

 

Les souvenirs d'une Ursuline

 

Des lettres comme celles qu'on va lire suffiraient à mettre en son vrai jour la suave figure du Curé d'Ars. On trouvera ici réunis plusieurs faits d'intuition – lecture dans les cœurs, vue à distance... – qui sont d'un grand intérêt. Ces deux lettres furent adressées à Mgr Convert par une religieuse du monastère des Ursulines de Cracovie (Pologne), Sœur M. C., qui ne veut pas être désignée plus clairement. (1)

 

 

I

 

Cracovie, 1er Juin 1902

 

Je ne saurais préciser en quelle année je suis allée à Ars : c'était, je crois, six ou sept ans avant la mort du saint Curé. (2)

J'étais à Lyon. Une personne amie nous dit : « Si nous pouvions décider mon père à nous conduire à Ars... que je serais heureuse ! Il se convertirait peut-être ». Le vieillard était bon et honnête, mais il ne pratiquait pas ses devoirs religieux. Sa conversion pouvait en entraîner d'autres par l'influence qu'il exerçait dans la contrée. M. X..., « pour faire plaisir à la jeunesse », comme il nous dit, se décida à aller voir « notre brave homme » : c'était ainsi qu'il appelait M. Vianney.

Nous formions un petit groupe d'amis. Nous partîmes joyeux. Inutile de dire que la prière fut presque notre unique occupation tout le long du chemin, tant était grand le désir d'obtenir la grâce que nous allions solliciter.

Nous arrivâmes à Ars vers trois heures de l'après-midi. En descendant de voiture, M. X... nous dit en riant : « Allez à l'église, si vous voulez ; moi, je vais à l'hôtel commander le dîner ». Il fait un pas, puis s'arrête : « Bast, réflexion faite, j'irai avec vous ; ce ne sera pas long cette première fois. D'ailleurs je vous donnerai trois jours ». Et il nous suivit.

 

En entrant dans l'église, nous étions transportées de bonheur. Nous nous agenouillâmes devant le maître-autel. M. X..., qui était resté au bas de l'église, s'approcha, toujours souriant de notre simplicité. Bientôt M. le Curé sortit de la petite sacristie, qui était à gauche du maître-autel, pour se rendre dans l'autre sacristie qui est à droite (3). Après avoir fait la génuflexion, il se retourna, fixa M. X..., sembla plonger son regard pénétrant dans cette âme encore coupable, et lui fit signe d'aller à lui. « Il faut bien que j'obéisse », dit M. X... ; ce serait impoli de refuser ». M. le Curé lui serra la main et demanda :

« Il y a longtemps que vous ne vous êtes pas confessé ?

— Mon brave Curé, il y a quelque chose comme trente ans, je crois.

— Trente ans, mon ami... ; réfléchissez bien... Il y a trente-trois ans, vous étiez à tel endroit ; vous ne vous êtes confessé qu'au retour.

— Vous avez raison, monsieur le Curé.

— Alors, nous nous confesserons maintenant, n'est-ce pas ? »

 

Notre vieux compagnon nous avoua depuis qu'à cette invitation, il s'était trouvé si interdit qu'il n'avait pas osé refuser ; mais il ajoutait : « Je sentis aussitôt un bien-être indéfinissable ».

La confession dura vingt minutes, et elle le transforma. Quand il revint, c'était un autre homme : heureux, content, affectionné au bon Père, qui souriait d'un bienheureux sourire en voyant son pénitent. Nous prîmes part à tous les exercices ; M. X... priait avec ferveur ; il ne nous parlait plus que du « bon saint ». Nous passâmes la nuit au clocher (4). Nous avons vu la lumière de M. le Curé éteinte, rallumée et éteinte ; nous avons entendu le bruit extraordinaire qui venait le troubler. Nous prîmes rang pour nous confesser. Toutefois, plusieurs d'entre nous ne se confessèrent pas, M. le Curé ne le jugeant pas à propos ; mais il nous répondit toutes les fois que nous voulûmes lui parler. Je dois dire, pour la gloire de ce saint prêtre, qu'il a été bien bon pour moi : il m'a témoigné un vif intérêt. Puisse-t-il me le continuer jusqu'à sa mort !

 

*

* *

 

Nous assistions chaque jour au catéchisme de onze heures. Le premier jour, alors que je n'avais encore rien dit au bon Père, il répondit à des pensées que j'avais eues, mais si directement, que je me demandais si je ne les lui avais pas communiquées. Quand il sortit de sa petite chaire, comme j'étais tout près de lui, je vis un de ses cheveux qui dépassait les autres. Les enfants ne doutent de rien. J'eus la hardiesse de le prendre. Il me regarda souriant : « Aimez bien le bon Dieu, petite enfant », me dit-il.

 

Quand il traversait la place, à midi, il distribuait des médailles et des croix. Je tendis la main chaque jour. Le troisième jour, il me remit une médaille et une croix en disant : « Petite enfant, cela fait dix-sept ». Je comptai : en ces trois jours, j'avais bien, de fait, reçu dix-sept médailles. Pour propager la dévotion à mon bon Père d'Ars, j'ai tout donné à mon tour, sans rien garder pour moi. J'en ai presque du regret.

 

Le troisième jour, au matin, je sortais de l'église, lorsqu'une femme vint près de moi : « Oh ! mademoiselle, vous qui abordez si facilement M. le Curé, me dit-elle, conduisez-moi donc à lui, je voudrais bien qu'il me guérisse ». J'eus pitié et me hasardai. Je m'informai où pouvait être le bon Père : quelqu'un me dit qu'il était allé voir un malade dans la campagne. Alors, accompagnée de cette femme, je m'acheminai à sa rencontre dans la direction que l'on m'avait indiquée.

Nous le vîmes bientôt. Il revenait seul avec son sacristain (5). Nous précipitons le pas et nous tombons à ses pieds. « Monsieur le Curé, bon Père, voilà une femme qui désire que vous la guérissiez. Elle a des maux de tête qui l'empêchent de travailler, son mari est malade, elle est pauvre. » Le bon Père sourit : « Petite enfant, je ne fais point de miracles, je ne fais rien de bon... Mais qu'elle aille à sainte Philomène, elle en recevra sa guérison. Petite, me dit-il de nouveau, aimez bien le bon Dieu ». Il me fit une croix sur le front. Je pris sa main et la posai sur la tête de la pauvre femme qui se releva tout à fait guérie.

Le saint lui dit ensuite :

« Retournez sans retard chez vous ; vous y êtes nécessaire ».

J'ai su depuis que son mari se mourait.

 

Comme je voulais encore parler une dernière fois à celui qui m'avait déjà fait tant de bien, j'allai à la petite sacristie où il y avait foule. M. le Curé y confessait une personne sourde. Nous le touchions presque ; il parlait très haut, et la personne qui se confessait, aussi. Nous entendions un bruit confus, mais nous ne pouvions rien distinguer. M. Vianney paraissait là absolument à son aise comme s'il n'y avait eu personne.

Il fallut quitter le bon Père. Ce fut triste, car je ne devais pas revenir. Mais vraiment j'avais vu un saint ; j'avais comme une idée de l'autre monde où les hôtes du paradis aiment tant le bon Dieu. Le Curé d'Ars me laissait dans cette pensée qu'il avait été envoyé du ciel pour apprendre aux hommes à bien souffrir et à pratiquer la vertu.

 

 

II

 

Cracovie, septembre 1902

 

Une personne de ma connaissance – une amie – peut-être un peu originale mais pieuse, désirait voir le saint Curé. Elle crut devoir prendre, au préalable, l'avis d'un religieux. Celui-ci lui répondit : « Allez à Ars, si vous voulez, cela ne vous compromet pas ; pour moi, je ne puis vous dire qu'une chose : je ne ferai pas ce voyage ». Mon amie, presque blessée – bien qu'elle ne crût pas encore elle-même – résolut de donner suite à son projet. Chemin faisant, elle se disait : si le saint répond à mes pensées pendant son sermon, je croirai et je ferai une retraite auprès de lui.

Arrivée à Ars, elle se rend à l'instruction. Quelle ne fut pas sa stupeur pour ainsi dire, quand le bon Père s'arrête, la fixe et répond à toutes ses préoccupations ! Confondue, elle alla le trouver, fit une confession générale sans avoir à s'expliquer autrement que par oui et par non, le saint se chargeant lui-même de l'examen de sa pénitente.

Elle resta huit jours à Ars dans la prière et la méditation, guidée pendant toute la durée de ces pieux exercices par le bon Père qui la combla de bienveillance.

A son retour, nous ne pouvions assez admirer le changement qui s'était opéré en elle : la grâce l'avait transformée et fait entrer manifestement dans les voies de la sainteté. Elle rendit compte de son voyage au religieux qui l'avait dissuadée de l'entreprendre : le récit et les sentiments de cette personne firent sur lui une profonde impression et je ne doute pas qu'il ne soit devenu un croyant d'Ars.

 

Pendant une nuit que nous passâmes au clocher, nous nous trouvâmes près d'une dame qui paraissait bien triste ; dans son anxiété elle nous dit : « Si je pouvais seulement parler à M. le Curé... S'il voulait me consoler, me conseiller... mais il faut attendre si longtemps ! Je suis venue à la dérobée, je demeure à plus de cinquante lieues ». Et elle se prit à pleurer, en nous racontant ses malheurs : « Je me suis mariée jeune, j'ai apporté 300.000 francs à mon mari qui a tout dépensé follement en moins de douze années. J'ai trois enfants, et je n'ai rien à leur donner : nous sommes dans la misère ; mes parents me laissent, parce que je n'ose quitter mon mari ».

Il y avait, cette nuit-là, un nombre considérable de personnes dans l'église ; les chaises étaient en longues rangées.

Bientôt on entendit du bruit : c'était le bon Père qui arrivait par la grande porte, souriant d'avoir si bien trompé son monde (6). On courut, on se jeta sur les chaises ; il y eut un moment d'indescriptible pêle-mêle. Ne voulant pas contribuer à un vacarme, inconvenant dans le lieu saint plus que partout ailleurs, nous attendions en silence...

Le saint, sans faire attention à la foule qui le sollicitait si indiscrètement, vint tout droit à cette dame et lui dit : « Mon enfant, venez, car vous devez repartir bientôt et vous avez besoin de me parler ». Au lieu de la conduire au confessionnal ordinaire, il la dirigea vers celui qui était dans la chapelle des Saints-Anges. Cette pauvre personne conféra assez longtemps avec M. Vianney.

En sortant, elle nous chercha : elle ne savait comment exprimer sa joie au milieu des larmes dont elle était inondée : elle avait vu la sainteté. Le bon Père lui avait déconseillé de quitter son mari. « Allez, lui avait-il dit, Jésus n'a pas traîné sa croix, il l'a portée avec joie et courage. Vous convertirez votre mari ; vos enfants seront bons... Mais souffrez encore ! »

Elle a souffert en effet le martyre pendant trois nouvelles années. Vint ensuite l'heure de la paix : le prodigue reconnut sincèrement ses torts, se convertit, et la fortune fut en partie reconquise.

Le bon Père connaissait jusque dans les moindres détails la position et les souffrances de la malheureuse. Elle ne sut que pleurer auprès de lui.

 

Une autre personne des environs de Dijon, fort riche, avait une fille de quinze ans, malade depuis sa naissance et qu'aucun docteur n'avait pu guérir, quoiqu'on promît 100.000 francs à celui qui ferait cette cure. La mère me demanda si je pensais que le saint d'Ars la guérirait. Je l'engageai à aller le consulter.

Le bon Père dit en voyant l'enfant : « Laissez faire Dieu, madame. Soumettez-vous à sa volonté. Votre fille guérira dans le ciel. »

L'enfant mourut quelques années après.

 

 

(1) Dans ces deux lettres il manque malheureusement les noms propres qui augmenteraient l'intérêt du récit. Mais la religieuse en a gardé le secret

(2) Par conséquent, en 1852 ou 1853

(3) V. le plan de l'ancienne église d'Ars, Intuitions, 2e série

(4) C’est-à-dire dans le vestibule où se trouve l’escalier qui monte au clocher

(5) C'était alors le Frère Jérôme, de la Sainte-Famille de Belley

(6) Il entrait d'ordinaire dans l'église, comme c'était assez naturel, par la petite porte qui donne accès au vestibule du clocher