III

 

Le mirage du Tentateur

 

Les archives du presbytère d'Ars sont redevables au vénéré chanoine Joly, aumônier de la Providence de Bourg, de plusieurs récits d'intuition ayant trait à des personnes de sa famille ou de sa communauté. C'est ici le premier qu'il ait écrit – 10 août 1902.

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Voici, entre mille, un fait d'intuition du vénérable Curé d'Ars. Je suis heureux de vous le transmettre, quoiqu'il ne soit qu'une fleurette au milieu d'une prairie toute émaillée.

Ma sœur, Clémence Joly, nouvellement religieuse de Saint-Joseph de Bourg, sous le nom de Sœur Alexine, avait été envoyée comme auxiliaire à la directrice de l'école congréganiste de Misérieux. C'était vers la fin de la vie du saint Curé. Profitant de la proximité d'Ars, les deux institutrices y allaient assez souvent, le jeudi soir, pour se distraire des occupations de la semaine et prier dans l'église au milieu de la foule des pèlerins.

A ce moment-là, ma sœur traversait l'une de ces phases assez communes dans la vie religieuse ; après avoir fait son sacrifice de grand cœur et à la fleur de son âge – elle n'avait alors pas plus de dix-sept ans – elle était tombée dans un profond découragement et éprouvait toutes sortes de tentations. Bien plus, elle n'avait pas même la pensée de faire connaître son état à ce prêtre qui avait consolé tant d'âmes, ma mère en particulier qui s'est plusieurs fois adressée à lui.

Pendant qu'elle priait au fond de l'église, M. le Curé sortit de son confessionnal et, regardant à travers la foule, lui fit signe de s'approcher.

Elle obéit, entra au saint tribunal, et M. Vianney, sans l'interroger, lui dit ce qui lui faisait de la peine.

 

« Mon enfant, ajouta-t-il, vous êtes en proie à une tentation perfide : vous vous demandez si vous êtes dans votre voie et le monde vous apparaît sous des traits séducteurs. Souvenez-vous du mirage que le Tentateur fit briller aux yeux de Notre-Seigneur dans le désert... Vous avez engagé votre parole et votre cœur au divin Époux ; ne lui reprenez rien. Demeurez-lui fidèle dans votre saint état : c'est sa volonté expresse ; il vous rendra le centuple en ce monde et la vie éternelle dans l'autre. »

 

Ma sœur, toute sa vie, a vécu des consolations et des encouragements qu'elle reçut alors.

Elle n'avait jamais parlé de cela, sinon quelques jours avant sa mort arrivée le 11 janvier 1892, lorsqu'elle était supérieure de la petite communauté de Saint-Jean-sur-Veyle ; elle s'en est ouverte alors à la religieuse qui la soignait et à moi-même.

Elle ajoutait naïvement cette parole qui montre combien la sainteté est une chose conforme à notre nature vraie, créée par Dieu et non viciée par le péché originel : « Si j'avais su que le Curé d'Ars fût un saint, je l'aurais bien mieux examiné ».