IV

 

Comment fut conseillé M. l'abbé Cornu

 

La lettre suivante fut adressée à M. l'abbé Pierre Faivre, missionnaire du diocèse de Saint-Claude. Ce document précieux, qui relate de beaux faits d'intuition, a été versé au dossier de la Cause d'Ars (folio 1499).

Il porte la signature de M. l'abbé Joseph Cornu, supérieur du petit séminaire de Nozeroy, au diocèse de Saint-Claude. M. Cornu a été un éducateur remarquable et qui réalisa beaucoup de bien. C'est à lui qu'on doit le cantique bien connu : Armons-nous ! La voix du Seigneur...

 

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Petit séminaire de Nozeroy, 1er septembre 1864

 

Mon bien cher Ami,

 

Je vais, conformément à votre désir, vous raconter simplement ce qui m'a le plus frappé dans ma première entrevue avec le grand serviteur de Dieu Jean-Marie-Baptiste Vianney, Curé d'Ars.

J'étais arrivé en octobre 1848, le mercredi au soir, en compagnie d'un confrère que vous connaissez. Je vous avoue qu'en allant à Ars, je m'attendais à trouver un homme extraordinaire ; je me sentais tout disposé à voir en lui un saint, mais je n'avais à cet égard aucune opinion préconçue, et je me réservais d'observer de près cet homme et de ne le juger que sur ses œuvres.

 

Je vis pour la première fois M. Vianney au moment où il sortait de l'église après la prière du soir. En passant près de moi, il s'arrêta, me prit les mains et m'adressa des paroles que je ne pus saisir. Ce contact, ces paroles me firent éprouver quelque chose d'indéfinissable ; je me sentis comme pénétré d'un fluide magnétique surnaturel (1) et mon cœur s'ouvrit, sans que je pusse m'expliquer pourquoi, à la confiance la plus absolue.

« Mon Père, lui dis-je, voulez-vous bien permettre à mon confrère et à moi de dire demain la sainte messe dans votre église ?

— Ah ! Tant que vous voudrez », me répondit-il.

 

Cette fois je ne perdis pas une de ses syllabes. Nous l'accompagnâmes jusqu'à la maison de la Providence. Chemin faisant, je lui demandai s'il pourrait, dès le lendemain matin, entendre en confession le général de X... « Ah ! bonne dame, bonne dame, dit-il en m'interrompant... Oui, dites-lui que je l'entendrai demain matin à six heures. »

J'avais effectivement rencontré dans l'omnibus de Lyon à Ars une dame qui m'avait recommandé, au cas où je pourrais voir le soir même M. Vianney, de le prier instamment d'entendre son mari, le général de X..., le plus tôt possible. Quand je rendis à cette dame la réponse du Curé d'Ars, elle fut ravie de joie, mais elle ne revenait pas de la surprise que lui causait la connaissance que semblait avoir d'elle un homme avec qui, jusque là, elle n'avait pas eu le moindre rapport.

Le lendemain jeudi, le brave général était aux pieds du saint homme. Je passai après lui. « Mon Père, lui dis-je, mon intention n'est pas de me confesser ; je l'ai fait hier à Fourvière. Je voudrais vous consulter sur trois choses. » Je propose la première ; le Curé d'Ars m'arrête : « Mais vous ne me dites pas telle chose... — Oh ! mon Père, c'est vrai ; j'aurais dû commencer par là ; mais je n'y ai pas pensé ». Il me révélait une disposition intérieure que j'aperçus en moi sur-le-champ et que j'aurais dû lui signaler tout d'abord. Je compris dès lors que, sans avoir extérieurement connaissance de mon nom, de mon diocèse, de mon genre de vie et d'occupation, il lisait au fond de mon âme.

 

A cette question que je lui adressai : « Mon Père, dois-je nourrir en moi ce désir de la vie religieuse que je ressens si vivement depuis la seconde année de mon séminaire, il y aura bientôt vingt ans ? », il répondit sans détour : « Oui, cette pensée vient de Dieu ; il faut la nourrir en vous.

— En ce cas, mon Père, répliquai-je, vous me permettriez de quitter la position où je suis (j'étais professeur de classe élémentaire dans un petit séminaire) et d'entrer dans un ordre religieux. Lequel, s'il vous plaît ?

— Oh ! pas si vite !... Restez où vous êtes. Voyez, mon ami, le bon Dieu envoie quelquefois des désirs dont il ne demande pas la réalisation en ce monde. »

Il me fit comprendre que le mien était de ce genre, et que, soigneusement entretenu dans mon cœur, il me serait à la fois un préservatif contre les dangers du monde et un stimulant aux vertus sacerdotales.

 

Trois ans plus tard, j'avais été transféré de ce petit séminaire dans un collège catholique. Je retournai au Curé d'Ars.

« Et maintenant, mon Père, que me conseillez-vous ?

Il me dit en souriant : « Mais c'est la même chose... » Puis il ajouta : « Vous, ne soyez jamais curé. La plus belle œuvre que l'on puisse faire dans le siècle où nous vivons c'est de s'occuper de l'éducation chrétienne de la jeunesse... »

Il savait donc que je m'en occupais !... Comment le savait-il ?

Je comprends mieux que jamais, depuis quelques mois, toute l'étendue de signification de ce Restez où vous êtes, articulé en 1848. Je devais être envoyé, et je le fus effectivement, par Mgr de Chamon, au collège catholique de Montciel en mai 1851, être envoyé en 1852 par Mgr Mabile au collège catholique de Poligny, et, après cette année scolaire, retourner, par une nouvelle mission de Mgr Mabile, au poste premier, au petit séminaire de Nozeroy, où vient de me fixer, à dater du 16 juin 1864, la volonté expresse de mon évêque actuel, Mgr Nogret. Qu'en dites-vous ?

 

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Reprenons. Le Curé d'Ars me donna plus d'une preuve encore de cette étrange pénétration de mon intérieur, pendant mon premier séjour à Ars.

Le lendemain de mon arrivée, le jeudi au soir, nous étions allés, mon confrère et moi, faire visite à M. l'abbé Raymond, collaborateur de M. le Curé. Je laissai percer l'intention que j'avais de rester trois ou quatre jours dans la paroisse. Il me sollicita vivement alors de le remplacer le dimanche suivant pour la grand'messe et l'instruction. J'eus beau résister, il fallut promettre au moins que je dirais deux mots. J'allai, dès le vendredi matin, chercher quelque inspiration dans la chapelle de sainte Philomène, et il me vint à ses pieds deux idées que je me promis de développer.

J'y pensai dans les moments libres de la journée. Le lendemain samedi, vers six heures du matin, au moment où j'allais me revêtir des ornements sacrés pour la célébration du saint sacrifice, M. le Curé vint à moi et me dit : « C'est donc vous qui nous évangéliserez demain ? Si M. Raymond n'est pas encore revenu pour chanter la grand'messe, je la chanterai... Pour votre instruction, ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il, vous pourrez dire ceci... et cela ». Il mit le doigt sur les deux idées qui m'étaient venues à l'esprit dans la chapelle de sainte Philomène.

 

Autre circonstance du même jour.

J'étais allé, au cours de l'après-midi, dire mon office dans la chapelle de l'Ecce Homo. Or, pendant que je le récitais, je ne pouvais m'abstraire de cette pensée : ce serait une témérité à moi d'improviser ici demain ; mieux vaut me remettre en mémoire une instruction que j'ai déjà donnée jadis, celle par exemple sur le saint sacrifice de la messe.

A ce projet semblait s'opposer la parole que m'avait dite le matin M. le Curé d'Ars. Je voulus donc le lui soumettre et m'en tenir à ce qu'il déciderait. Au sortir de l'église, je cherche à l'aborder, impossible. Il me discerne dans la foule, fixe un regard sur moi, et à cette question que j'avais sur les lèvres, mais qui ne pouvait arriver jusqu'à lui : Approuvez-vous, mon Père, que je prêche sur le saint sacrifice de la messe ?, il répond par un signe affirmatif. Cette réponse toutefois ne me satisfaisait qu'à demi. J'attends encore. Le flot du peuple croissait toujours et rendait l'accès de plus en plus impraticable. Le Curé d'Ars se tourne de nouveau vers moi et me congédie par ces paroles qu'il accompagne d'un gracieux sourire : « Bonsoir, mon cher ami ». Je ne demande rien de plus. Je me retire et prépare, sans arrière-pensée et comme je le puis, mon instruction sur le sujet indiqué.

 

Que je vous conte encore ce petit incident. Je m'étais dit et redit : A telle phrase de mon exorde j'adapterai délicatement ceci : Cet autre Jean-Baptiste par l'austérité de sa vie et son zèle apostolique à préparer les âmes au second avènement du Fils de l'homme... C'était tout ce que je voulais dire à la louange du Curé d'Ars, mais je voulais le dire. Avant que la grand'messe fût commencée, je me recommandai de tout mon cœur au saint homme qui me dit, me mettant la main sur le bras : « Allez ! ». Je montai en chaire, je parlai avec une aisance qui ne m'était pas habituelle, mais j'oubliai complètement ce que j'avais stéréotypé dans mon esprit pour le Curé d'Ars. Je ne pris même garde à cette omission que sur la fin de l'instruction où je pus à peine placer un « votre cher et vénéré pasteur... ». Comme je descendais de chaire, mes yeux rencontrèrent les siens qui semblaient m'exprimer une évidente satisfaction. Quand je le vis le soir au sortir de l'église, il me dit en me serrant la main : « Oh ! que vous avez bien fait de prendre ce sujet ! Je vous en remercie ».

Je ne m'étonne donc nullement que la sainte Église songe sérieusement à lui assigner une place dans ses sacrés diptyques. Je prie avec vous Celui qui est admirable dans ses saints de hâter le jour et l'heure où il sera donné au monde catholique de rendre à ce grand serviteur de Dieu, publiquement et solennellement, ce culte que tant de personnes sentent le besoin de lui rendre déjà dans le secret du cœur.

Votre tout dévoué serviteur et ami,

J. CORNU, prêtre

 

 

(1) Cette expression fluide magnétique surnaturel s'explique sous la plume de M. Cornu. Étant professeur, il s'était amusé à faire du magnétisme, et M. Vianney lui avait fait promettre de cesser ce jeu singulier. L'abbé Cornu ne rappelle pas l'incident dans sa lettre, mais le fait est exact.