VI

 

« Juste les mots qu'il fallait me dire »

 

Voici une lettre signée « Marie de Lamartine » et adressée du Grau-du-Roi (Gard) au presbytère d'Ars le 18 septembre 1907, qui rapporte plusieurs faits bien prenants de vue à distance et de lecture dans les cœurs. On y trouvera même de curieux détails sur l'existence du Curé d'Ars et ses démêlés avec le démon.

 

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Une de mes cousines, avec ses filles, est allée prier à Ars le saint Curé. L'ayant connu, je garde de lui un souvenir plein de vénération et de reconnaissance. Depuis sa mort, je l'invoque, et il me semble que, du haut du ciel, son regard s'abaissera sur moi...

Mais on désire que je vous raconte une visite à Ars. Je le fais volontiers.

 

Je revenais d'un voyage avec mon père et ma mère, et nous nous étions arrêtés à Lyon où mon père voulait revoir quelqu'un de sa connaissance. Nous causâmes d'abord de choses et d'autres, puis après les compliments d'usage que nous venions de lui adresser sur sa famille, cette dame – c'était une personne qui était dans le commerce – nous confia qu'elle avait éprouvé un grand chagrin, mais que, grâce aux prières d'un saint curé qu'elle vénère, le malheur a été évité ; elle ajouta que ce prêtre lui sert de confesseur extraordinaire, c'est-à-dire à peu près tous les deux mois ; enfin, « puisque vous êtes dans le pays, nous dit-elle, vous feriez bien d'aller jusqu'à Ars, vous en recevriez au moins une grande édification ; mademoiselle Marie (c'était moi) aurait certainement joie et bien-être pour son âme si elle pouvait parler à M. Vianney et, si possible, se confesser ».

 

Elle nous raconta alors des choses incroyables. Entre autres, poursuivit-elle, voici ce qui m'est arrivé :

« Revenant d'une tournée d'affaires, je m'arrêtai en dernier lieu, à Ars, espérant retirer de ces quelques instants la force pour mon âme d'affronter avec plus de courage le labeur quotidien. Je prends rang parmi les pèlerins et j'attends mon tour pour me présenter au saint tribunal.

Mon tour arrive, le saint ouvre la grille et sans attendre le premier mot :

« Mon enfant, votre place n'est pas ici, mais auprès de votre fille qu'on administre en ce moment ».

Et comme il me voyait suffoquée :

« Courage, reprend-il, ce ne sera que du mal, elle guérira, mais partez vite et croyez toujours en Dieu ! ».

Je partis affolée, mais cependant pleine de confiance dans ce bon Père.

J'arrive chez ma fille qui ne me reconnaît pas. Je la soigne avec la tendresse que Dieu a mise au cœur des mères et, petit à petit, la vie semble revenir, la santé reparaître, – et moi je sentais dans mon âme un plus grand amour de Dieu et une plus vive reconnaissance envers mon cher Curé d'Ars ».

 

Enflammée par les récits de cette dame, je suppliai mon père de me conduire à Ars, ne serait-ce qu'une demi-journée. Mon père se fit un peu prier, mais enfin il consentit et le lendemain, à cinq heures du matin, nous étions en route, mon père, ma mère et moi.

En arrivant à Ars, vers onze heures, nous nous rendons tout de suite à l'église. Le bon Curé se trouvait en chaire à faire le catéchisme à des pauvres, à des dames, à des étrangers. Tous les trois nous passons par une porte qui faisait face au prédicateur, un monsieur inconnu nous suivait, et, en nous regardant, voici ce que dit le Curé d'Ars :

« On vient de Nîmes (c'est le pays que nous habitons), de Marseille, et pourquoi ? Une curiosité pousse à venir voir ce pauvre curé. Est-ce nécessaire ? Non, mes enfants. Il faut penser à Dieu, aux fins dernières, à une vie que nous devons remplir de bonnes œuvres, de sacrifices... »

Tout cela était dit avec une voix pleine de si pieuse émotion, qu'à l'entendre on était saisi et qu'on pensait aimer doublement un Dieu que son ministre montrait si plein d'amour pour les hommes.

 

J'avais alors dix-huit ans, une âme ardente. A tout prix, je voulais ouvrir mon cœur au Curé d'Ars, lui demander conseil ; après avoir entendu ses paroles, n'allais-je pas moi-même transporter des montagnes et devenir résolument une sainte ? Je voulais me rendre auprès de son confessionnal, et je ne pouvais me résigner à le quitter un instant du regard.

Mais le saint sortit de l'église en surplis, suivi des pèlerins. Je fis comme les autres. Or le saint Curé allait voir un malade. Quelques pèlerins s'arrêtèrent au seuil de l'église pour y attendre son retour. D'autres le suivirent, lui donnant à bénir des médailles et des chapelets. M. Vianney, tout en marchant, donnait aux uns et aux autres ces médailles et ces chapelets. Je le vis tendre à une pauvresse un chapelet magnifique, monté sur argent, avec des grains de prix.

A ma confusion, je dois avouer que je plaignais ce don fait à cette pauvre femme, et que je le regrettais.

A force de me faufiler, j'arrivai près du saint et je lui demandai des médailles pour les miens et pour moi.

Il s'arrêta, défit un paquet dont le papier rompu laissa tomber dans ma main une vingtaine de médailles. Puis, me regardant avec son regard si profond et si plein de mansuétude : « Cette fois-ci, dit-il, vous êtes bien servie, n'en demandez plus ». En hâte, j'ajoutai : « Mon Père, je voudrais bien me confesser, mais votre chapelle est pleine de gens et papa veut partir à trois heures. Vous seriez bien bon de me faire passer avant tout le monde ».

Le regard du saint se fit plus profond encore pour lire jusqu'au fond de mon âme et il me dit : « Vous confesser ? Vous n'en avez pas besoin ; vous venez d'un pèlerinage à Saint-Régis de La Louvesc, vous avez fait votre confession avant-hier et votre communion hier matin. Seulement, je vous recommande la confiance en Dieu. Soumettez-vous à sa volonté. Confiance, confiance ! »

J'obéis à sa parole, mais avec regret, et je ne le quittai plus jusqu'au départ, l'accompagnant même à la porte de sa demeure.

Alors, avec M. Pagès, de Beaucaire (1), je restai sur la place, attendant la sortie de M. Vianney. « Il prend son bol de lait et surtout il prie », me dit ce bon monsieur. Soudain, voici que nous entendîmes des cris et des gémissements. « C'est, m'expliqua M. Pagès, le diable qui fait des siennes et que le bon Curé est en train de remettre à sa place. »

 

Je revis M. Vianney au passage, lorsqu'il se rendit de nouveau à l'église, et j'étais encore au regret de ne pouvoir lui parler, quand, repassant les mots si profonds qu'il m'avait dits et qui étaient juste ceux qu'il fallait me dire, je sentis tout à coup qu'il avait raison, et je priai pour que Dieu dissipât mes ennuis et m'accordât la sainte vertu d'espérance.

Cette visite est restée pour moi le plus délicieux souvenir et, comme je l'ai fait bien souvent déjà, aujourd'hui j'aime à répéter au milieu des peines de la vie, qui ne m'ont pas manqué plus qu'aux autres : « Je dois avoir confiance. Ne me l'a-t-il pas dit lui-même : Confiance ! Confiance en Dieu ! ».

 

 

(1) M. Hippolyte Pagès, né à Beaucaire en 1812, était un ancien architecte qui, dans le procès de canonisation de M. Vianney, se déclare « propriétaire rentier ». Attiré par la renommée du saint Curé et fixé à Ars par une particulière sympathie, il était un des « gardiens » les plus dévoués de la petite église et s'occupait à certaines heures d'introduire un à un dans la sacristie les pénitents du serviteur de Dieu.