IV

 

Mère Marie de la Providence

et les Auxiliatrices du purgatoire (1)

 

Le Curé d'Ars aida puissamment Mlle Eugénie Smet de Mondhiver, la future Mère Marie de la Providence, dans la fondation des Auxiliatrices du purgatoire ; et cela sans l'avoir jamais vue, sans lui avoir jamais écrit. Mais avec son fin sourire, quand on lui parlait de cette personne du Nord – elle était née à Loos, près de Lille, le 25 mars 1825 – il répondait souvent : « Oh ! Je la connais ! » Voulait-il dire par là qu'il pénétrait de loin cette âme d'élite ou que réellement une sorte de vision la lui avait montrée ? Question difficile à résoudre.

Très pieuse, et d'une piété où se mêlait une compassion immense pour les âmes du purgatoire, Mlle Smet en était venue à rêver d'une congrégation qui se vouerait au soulagement de ces pauvres âmes. Son projet en effet ne lui sembla d'abord qu'un magnifique rêve : avait-elle bien l'étoffe d'une fondatrice ? Sa santé restait délicate, son cœur profondément attaché à des parents qui mourraient plutôt que de la laisser partir ; elle essuyait les douces ironies de son curé de Loos, de ses anciennes maîtresses de pensionnat – elle avait passé sept ans au Sacré-Cœur de Lille – de Mgr Chalandon, évêque de Belley, qui, en 1850, l'avait rencontrée à Lille, tandis qu'il prêchait une retraite au Sacré-Cœur ; d'encouragements, nulle part.

« M. le curé de Loos, lui écrivait le prélat en retour de ses confidences, a bien raison de vous engager à n'être fondatrice de ce nouvel ordre que lorsque les bonnes œuvres à faire seront épuisées pour vous ». Eugénie Smet de Mondhiver s'occupait beaucoup des pauvres de la paroisse. Comme « il y aura toujours des pauvres », Mgr Chalandon opinait clairement pour que la jeune fille continuât de mener dans le monde une vie de piété et de charité.

Une sœur du cardinal Giraud, religieuse du Sacré-Cœur de Lille, était d'un avis tout semblable : « Je ne vous dirai pas : courage, lui mandait-elle. Je sais que vous en avez plus que de forces. Je vous dirai plutôt : ménagez-vous, n'entreprenez pas au-delà de ce que vous pouvez faire sans trop de fatigue. L'activité, il est vrai, est votre vie ; et dès lors que le but en est saint, le Seigneur bénira tout. J'admire que vous osiez songer à la vie religieuse, avec une mission pareille à la vôtre. La Providence semble s'expliquer assez clairement à votre égard. Soyez donc bien en paix ».

 

Or Mlle Smet, loin de retrouver la paix, souffrait de plus en plus d'entendre en son cœur l'appel intime de Dieu et de ne pouvoir le suivre. Heureusement mieux comprise de son confesseur, puis de M. le curé de Saint-Maurice de Lille, elle gardait confiance.

Pourtant quelles étaient ses aspirations les plus chères, son irrésistible attrait ? Quelque chose de si vaste, de si haut, de si difficile : la fondation d'une nouvelle congrégation dans l'Eglise ! Et on lui avait écrit : « J'admire que vous osiez songer à la vie religieuse ! » De là chez cette âme humble et timide les angoisses que l'on sait. Ah ! mon Dieu, soupirait-elle, qui sera mon guide et mon appui ?

La réponse de Dieu dépassa toutes ses espérances.

 

*

* *

 

Mlle Smet de Mondhiver avait entendu parler du Curé d'Ars. En juillet 1855, une idée fixe la saisit : c'est ce saint prêtre qui me fera connaître la volonté de Dieu !

Cependant, comment l'atteindre ? Eugénie entreprend une neuvaine de prières. Le neuvième jour, une de ses amies, Mlle Henriette Waymel, se présente.

« Nous partons, mon père et moi, annonce-t-elle, pour un long voyage. Au retour, dans deux mois, nous passerons par Ars. Avez-vous des commissions pour le saint de là-bas ?

— Justement. Oh ! C'est le bon Dieu qui vous envoie. »

Et Eugénie, confiant ses anxiétés, pria Henriette de lui rapporter d'Ars une réponse aussi précise que possible.

Le 2 août, Mlle Smet rencontre son confesseur qui lui dit : « Ce matin, je me suis senti pressé de célébrer le saint sacrifice à votre intention, en demandant à Notre-Seigneur que M. Vianney soit éclairé à votre sujet dans la réponse qu'il doit vous donner par l'entremise de Mlle Waymel ».

Deux jours plus tard, on remet à Mlle Smet une lettre de son amie qui porte en tête : Ars, ce 2 août.

« Tu seras bien étonnée, ma chère Eugénie, écrit Henriette, de recevoir si vite de mes nouvelles. Notre itinéraire de voyage a été changé : au lieu de terminer par Ars, nous y sommes allés en premier.

Je n'ai rien compris à ce que M. le Curé m'a dit pour moi. Je n'ai compris que pour toi : Dites-lui qu'elle établira un ordre pour les âmes du purgatoire quand elle le voudra.

Voilà la réponse que je dois te donner. Je n'ai pu en savoir davantage. »

 

Plus tard, dans une lettre du 22 mars 1863, Mlle Waymel devait expliquer à Eugénie, alors fondatrice et première supérieure, qu'elle n'avait été, en ce pèlerinage, qu'une machine, qu'une étourdie. Extrêmement troublée, à la première entrevue, de ne pas comprendre M. Vianney, elle en oublia la commission de son amie ; puis, fort ennuyée de sa distraction, elle tint à la réparer coûte que coûte, mais ne put approcher le saint que le temps d'articuler une phrase. Aussitôt, sans en demander davantage, comme si déjà il eût été au courant de tout, le Curé d'Ars donnait la réponse désirée, « aussi précise que possible ».

 

Le 30 octobre suivant, Mlle Smet écrit, non pas au saint lui-même mais à M. Toccanier, son auxiliaire. Le 11 novembre, arrive la réponse, qui porte bien la marque du bon M. Toccanier.

« Votre si édifiante lettre m'est parvenue à Pont-d'Ain, au milieu d'une retraite prêchée par notre digne évêque, Mgr Chalandon...

A mon retour à Ars, le jour de la fête des Morts, selon votre désir, j'ai exposé vos demandes à mon saint Curé, le priant de les méditer devant Dieu avant de me donner la réponse... Il pense que c'est Dieu qui vous a donné l'idée d'un si sublime dévouement...

Vous pouvez être sûre de deux choses : c'est qu'il approuve votre vocation à la vie religieuse et la fondation de ce nouvel ordre qui, selon lui, prendra dans l'Eglise une rapide extension. »

« Pour sonder sa pensée intime à votre sujet, écrivait encore M. Toccanier à Mlle Smet quinze jours plus tard, je me suis permis de lui objecter la difficulté que vous trouviez dans une séparation pénible pour votre cœur, plus encore pour votre famille, et le vide que votre absence produirait dans une paroisse où vous étiez comme l'âme des bonnes œuvres. À mon grand étonnement, lui qui d'ordinaire ne conseille pas aux jeunes personnes de contrarier leurs parents mais d'attendre en patience leur consentement, n'a pas hésité pour vous. Il dit que les larmes que la tendresse naturelle fera verser à vos parents seront bientôt taries... »

 

Contre toute attente, alors qu'Eugénie n'osait confier son secret à sa mère, ce fut Mme Smet qui prit les devants et donna volontiers ce consentement qu'on supposait impossible à obtenir.

Le terrain déblayé, restait à bâtir. On peut se demander si, privée des directions du Curé d'Ars, Eugénie y fût arrivé : pas de santé, pas de ressources pécuniaires. M. Vianney conseille une neuvaine à sainte Philomène. Mlle Smet, qui souhaite tant guérir, demande au saint de vouloir bien s'unir à elle. « C'est aujourd'hui, écrit M. Toccanier le 9 janvier 1856, que commencera la neuvaine désirée. Les âmes du purgatoire sont intéressées à cette guérison. »

Puis, rappelant que M. Vianney a déjà conseillé à la future fondatrice de n'aller à Paris qu'après avoir amassé « des rentes suffisantes pour une première année », l'abbé Toccanier ajoute : « Vous me dites : Saint Vincent de Paul commençait avec rien. C'est vrai. Mais, ajoute mon bon Curé, saint Vincent de Paul était un grand saint ».

 

Le 25 mars, Mlle Smet partait pour Paris. Elle n'avait pas suivi jusqu'au bout les avis du Curé d'Ars : sans souci des « rentes suffisantes », elle se lançait à la manière de saint Vincent de Paul, emportée à son tour par la « folie de la croix » !

Eugénie cependant n'allait pas tout à fait à l'aventure : il existait dans la capitale, sur la paroisse Saint-Merry, un groupement pieux, l'œuvre du Suffrage pour les âmes du purgatoire, et même un vicaire de la paroisse avait réuni en communauté plusieurs adhérentes de cette œuvre. Elles perchaient – c'est le mot – à un quatrième étage de la rue Saint-Martin, où pour vivre elles faisaient de la lingerie.

Mlle Smet apprendrait par expérience ce qu'il en coûte d'établir une communauté, surtout lorsqu'on se propose de mériter et de souffrir pour les âmes du purgatoire !

 

Forte de l'appui de l'archevêque Mgr Sibour, elle se met à l'ouvrage. Jamais elle n'avait dit avec tant de ferveur et de sincérité : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. La « communauté » naissante possède une chaise en tout ; on travaille, assises sur des lits repliés ; on se passe tour à tour les mêmes vieux châles pour assister à la messe.

De loin, Eugénie avait tendu la main – oh ! très discrètement – à son saint directeur d'Ars ; mais celui-ci savait trop bien ce que doivent être les Auxiliatrices, les Aides-nées des âmes souffrantes. Jamais il n'offrit d'autres secours que ses conseils et sa prière. « Mais, écrivait son auxiliaire dévoué, s'il ne vous donne pas directement, il pourra vous faire donner, en priant sainte Philomène, sa céleste économe d'en inspirer la pensée à des personnes capables de faire ces bonnes œuvres. »

Cela se réalisa merveilleusement.

Un jour, ne sachant que devenir, la fondatrice se demandait si elle ne devrait pas recourir à ses parents. Mais non ! Elle avait promis à Dieu de ne rien faire qui pût alarmer leur tendresse. Elle se contenta, étant à l'église, de dire à la Sainte Vierge : « Je vous demande, ma bonne Mère, d'inspirer à quelque âme charitable la pensée de nous donner cent francs ». La cuisinière l'attendait dans l'escalier pour lui exposer l'état de ses finances : « Impossible d'aller au marché, gémit cette pauvre fille, il ne me reste plus que cinq centimes ». Au même instant, survenait la concierge, haletante. Cette pauvre femme venait de rejoindre Mlle Smet au quatrième étage. « Excusez-moi, dit-elle, de mon oubli : j'avais à vous remettre cette enveloppe. » L'enveloppe contenait, dans une feuille blanche, un billet de cent francs.

Un matin, pendant la messe, la petite communauté recourait cette fois à saint Joseph pour réclamer une aumône de deux cents francs. Dans la journée, la fondatrice fait visite à une dame du grand monde. « Tenez, dit gentiment cette dame à la visiteuse prête à sortir, voici deux cents francs que saint Joseph veut que je vous donne. »

Une autre fois, c'est une petite fille qui frappe à la porte de la « communauté ».

« Que désirez-vous, mon enfant ? lui demande-t-on.

— Madame, je viens chercher les bracelets...

— Mais quels bracelets ?

— Madame, les bracelets de perles qui vous ont été commandés par le magasin. »

Certainement, la petite se trompait de porte ou d'étage ou peut-être de maison. Du 22 de la rue Saint-Martin quelqu'un se rendit à l'adresse donnée par l'enfant. Le magasin en question fournit des commandes aux pauvres Auxiliatrices. Ce travail, moins appliquant que la lingerie rapporterait davantage et même rendrait plus aisée la vie de règle. L'humble communauté se mit donc à confectionner des bracelets de perles, et cela, par personne et par jour, rapportait 1fr.25.

Enfin, le 1er juillet 1856, on put louer des appartements plus spacieux au 16 de la rue Barouillère, et ce fut là véritablement la maison-mère des Auxiliatrices du purgatoire. Le 27 décembre, la Révérende Mère Marie de la Providence – dans le monde Eugénie-Marie-Joseph Smet de Mondhiver – et cinq de ses compagnes prononçaient leurs premiers vœux de religion.

 

Quelque chose de définitif venait de s'accomplir. Ce jour du 27 décembre, malgré les épreuves du présent et les menaces de l'avenir, fut un grand et joyeux jour. Le saint Curé d'Ars n'avait-il pas dit : « Ces croix sont des fleurs qui bientôt donneront leur fruit ? » Et encore : « Cette communauté ne peut manquer de réussir... Si Dieu est pour vous, qui sera contre vous ?... Une maison qui s'élève sur la croix ne craindra plus l'orage ni la pluie ; c'est le sceau divin. »

 

Toutefois un grave souci continuait de hanter la Mère Fondatrice. Ce travail manuel qu'on avait dû s'imposer pour assurer le pain quotidien à une société naissante ne serait qu'une nécessité transitoire, sinon la société cesserait d'être. Il fallait aux Auxiliatrices un emploi inspiré de la religion qui fût à la fois bienfaisant aux autres et sanctifiant pour elles-mêmes. Mais lequel ?

La petite société était installée depuis deux jours rue Barouillère et reprenait déjà l'enfilage des perles, lorsqu'une personne inconnue se présenta chez ces autres inconnues pour leur demander s'il ne leur serait pas possible de soigner une pauvresse du quartier.

C'est cela qu'il nous faut ! songea Mère Marie de la Miséricorde. On la pressait tout à l'heure de consacrer son institut à l'éducation chrétienne de l'enfance ; mais il lui avait semblé que telle n'était point la volonté de Dieu... et juste il était question d'une malade, de malades à soigner ! Pour cette œuvre de miséricorde elle se sentit tout de suite un irrésistible attrait. Elle s'en ouvrit au Curé d'Ars.

« Suivez ces idées, elles sont bonnes, fit répondre le saint... Vous réalisez ainsi dans sa plénitude l'esprit de Jésus-Christ, en soulageant en même temps ses membres souffrants sur la terre et dans le purgatoire. »

Les Auxiliaires ont trouvé la voie d'où elles ne sortiront plus.

 

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* *

 

Jusqu'à la fin, M. Vianney leur montra une vive sympathie.

Le 1er janvier 1859, celui qu'il appelait son cher camarade, M. l'abbé Toccanier, se trouvait à Paris. Il visita la communauté. A son retour, le bon saint se montra avide de détails sur ses Auxiliatrices.

« J'ai parlé au bon Père d'Ars de sa famille spirituelle de Paris, écrivait M. Toccanier à Mère Marie de la Providence le 18 du même mois, j'en ai parlé au long, au large et avec plus de profondeur que jamais, puisque jusque-là vous m'aviez tenue cachée l'histoire des faveurs et des épreuves qui marquent l'origine de votre société.

« Que de grosses larmes d'attendrissement il a versées en m'entendant raconter l'héroïque patience de vos chères petites filles au faubourg Saint-Martin, essayant dix états pour vivre ; et toutes ces voies ineffables de la Providence pour vous procurer une maison, le pain de chaque jour !

Je concluais en disant : « Monsieur le Curé, toutes ces bonnes filles sont heureuses de souffrir avec vous pour les âmes du purgatoire ; comme vous elles s'occupent des pécheurs en veillant les pauvres malades, en ensevelissant les morts. Elles voudraient toutes vous voir. Priez bien pour elles.

— Oh ! oui, les pauvres petites, elles le méritent bien... Leur œuvre est évidemment celle du bon Dieu.

— Il est possible que la mère de cette famille vienne vous visiter.

— Oh ! tant mieux ! J'aime mieux sa visite que celle d'une reine. Il fait bon voir ces belles âmes ! »

Peut-être M. Vianney n'avait-il point chargé son auxiliaire de transmettre à l'intéressée de semblables compliments ; mais l'abbé Toccanier devait connaître assez l'humilité de sa correspondante. Le désir de Mère Marie de la Providence ne se réalisa pas : elle ne fit jamais le voyage d'Ars ; d'ailleurs, le 4 août de cette année 1859, saint Jean-Marie-Baptiste Vianney quittait la terre d'exil.

 

Il avait promis une extension rapide aux Auxiliatrices. Mère Marie de la Providence, qui survécut de dix ans à son saint conseiller, eut la consolation d'établir son œuvre à Nantes en 1864 ; dans la mission chinoise du Kiang-Nan, à la fin de 1867 ; à Bruxelles, au début de 1870. Déjà Londres réclamait les Auxiliatrices, qui ne devaient s'y établir qu'en 1873... Et depuis l'arbre a grandi encore. « Ne serez-vous Auxiliatrices que dans un petit coin du monde ? avait dit sur un ton de doux reproche à la fondatrice hésitante le vicaire apostolique du Kiang-Nan de passage à Paris, le 4 août 1867.

— Non, Monseigneur, répliquait Mère Marie de la Providence soudainement résolue, nous sommes Auxiliatrices dans tout l'univers ! »

 

Elle mourut en février 1871, après de longues souffrances héroïquement offertes pour les âmes du purgatoire. Aux heures les plus douloureuses, on l'avait vue prendre ce qu'elle appelait son chloroforme, c'est-à-dire son chapelet, relique de M. Vianney, et sur chaque grain, ne pouvant articuler autre chose, elle disait : Fiat !... Fiat, Jésus ! » Le Père Olivaint, qui devait tomber le 26 mai suivant sous les balles des Communards, l'avait administrée le 16 janvier, revêtu, selon le désir exprimé par la mourante, d'un surplis du Curé d'Ars, don précieux de l'abbé Toccanier.

 

 

(1) Les sources principales de ce récit sont, outre des documents manuscrits conservés aux archives d'Ars, l'ouvrage du P. Blot, Les Auxiliatrices du purgatoire, 5e éd., Lecoffre, 1874, et, même librairie, une Notice sur la Révérende Mère Marie de la Providence, avec une brochure parue à Paris, chez Retaux, en 1905 : Le bienheureux Curé d'Ars et la Société des Auxiliatrices du purgatoire.