XV
Le « roman » d'une vocation
Cette histoire a bien en effet toute l'allure d'un petit roman avec ses obscurités, ses enchevêtrements, ses épisodes bizarres, ses dénouements inattendus. Et pourtant elle ne contient rien que de vrai : c'est l'intéressé lui-même qui en a fourni tous les détails, les écrivant de sa main sous les yeux de M. le chanoine Ball, les 10, 11 et 12 février 1878. (1)
En 1852, Jean Captier, originaire de Saint-Bonnet-de-Cray, dans la Saône-et-Loire, était depuis deux ans étudiant au grand séminaire d'Autun. Il y vivait heureux et tranquille, lorsqu'il fut atteint soudainement de troubles nerveux étranges : il lui devint impossible de prendre une part active à une cérémonie, spécialement de servir la messe. Le mal s'aggravant malgré les remèdes, les directeurs du séminaire prononcèrent à l'unanimité que ce pauvre jeune homme ne pouvait être ordonné et le rendirent à sa famille. Il n'était pas même tonsuré encore.
Toute désolée, Mme Captier conduisit son grand fils à Ars dans les premiers jours de juillet 1852. Le mercredi 7, la mère put aborder M. Vianney.
« Ce n'est pas le corps de votre fils qui est malade, lui expliqua le serviteur de Dieu ; c'est son imagination. Il ne faut pas compter sur lui pour venir en aide à la famille. »
Le lendemain soir, à l'heure où M. le Curé se disposait à donner la bénédiction du Saint-Sacrement, le fils Captier se présenta à la sacristie. M. Vianney ne l'avait jamais vu. Le jeune homme ne dépassa pas le seuil de la porte ; il s'était arrêté, tout saisi et sans parole, en apercevant le saint tourné vers lui avec une flamme et une expression extraordinaires dans le regard.
« Mon ami, lui répéta jusqu'à trois fois le Curé d'Ars, vous serez prêtre-religieux ! »
Maîtrisant son émotion, M. Captier parvint à dire : « Mais dans quel ordre, s'il vous plaît ?
Cet ordre, mon ami, n'existe pas encore. »
Le pèlerin n'osa pas en demander davantage. Seulement, revenu dans la nef, il ne put s'empêcher de songer que, s'il devait devenir prêtre, ce n'était pas pour tout de suite ! Aussi souhaita-t-il des précisions.
« Mon Père, interrogeait-il dans une entrevue nouvelle, faut-il en attendant entrer dans un séminaire ?
Non, mon enfant.
Mais dans une congrégation religieuse ?
Si vous sollicitez votre admission, hors de ce que je vous ai dit, vous n'y resterez pas. »
Le jeune homme se retira sans enthousiasme de cette seconde audience. Cependant il reçut avant de s'éloigner d'Ars une consolation et un encouragement suprêmes.
« Dieu vous bénira, mon ami », lui annonça le saint Curé sur un ton de bonté ineffable. Et, comme M. Captier le regardait en silence, il le prit familièrement par le bras et il lui redit avec un accent d'absolue conviction : « Oui, oui, le bon Dieu vous bénira ! »
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* *
Deux ans plus tard, Jean Captier se faisait admettre dans le Tiers Ordre enseignant de Saint-Dominique. Il n'y resta pas à cause de son infirmité.
Fort chagriné de ce nouvel échec, il revint voir M. Vianney.
« Bon gré, mal gré, vous serez prêtre, lui assura le serviteur de Dieu.
Mais, mon Père, il y a à cela des difficultés insurmontables.
Ne vous inquiétez pas, mon enfant. Ça se fera sans que vous vous mêliez de rien. La Sainte Vierge s'en chargera toute seule.
Il faudra donc que je sois guéri auparavant.
Ce ne sera pas nécessaire, répliqua le saint Curé : l'ordination sera votre remède.
Tout le monde me dit, mon Père, que je ne pourrai pas être ordonné.
Vous trouverez quelqu'un, mon enfant, qui vous comprendra bien : un étranger qui lèvera tous les obstacles. »
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* *
Il tardait, on le conçoit, à M. Captier, de voir se réaliser de si réconfortantes promesses. Et son impatience s'accrut d'autant, qu'une épreuve inattendue surgissait, menaçante.
La loi civile, d'accord avec les traditions et les droits imprescriptibles de l'Église, exemptait alors du service militaire les étudiants ecclésiastiques. Or, en 1854, Jean Captier, s'il se considérait toujours, à part soi, comme aspirant au sacerdoce, n'était plus « étudiant ecclésiastique », puisqu'il n'était attaché comme tel à aucun diocèse. Les bureaux militaires en furent informés, et même des ordres partirent pour l'arrestation du réfractaire. C'est en de si pénibles circonstances que le pauvre M. Captier reprit le chemin d'Ars pour la troisième fois.
Il pria le saint Curé de dire la messe à son intention. C'était un samedi : M. Vianney, ce matin-là, célébra, selon une chère habitude, à l'autel de la Sainte Vierge. Après cette messe, que sans doute il lui répondit, Jean Captier l'interrogea :
« Eh bien, mon Père ?
Mon enfant, les poursuites cesseront et vous ne serez plus inquiété. »
Jean avait formé le projet d'aller à Rome, afin d'y obtenir sa promotion au sacerdoce. Il s'y rendit sans se préoccuper de la police française, qui du reste semblait avoir oublié l'irrégularité de sa situation. Le voyage de Rome se fit sans résultat. Le cardinal Cagiano, évêque de Frascati, touché de sa persévérance, s'intéressa, il est vrai, au jeune Captier ; mais son indisposition, toujours la même, fit échouer certaines démarches.
Ce pénible échec ne ramena pas en France notre aspirant à la prêtrise. Muni d'une recommandation du cardinal Cagiano, il s'embarqua pour l'Archipel et aborda à l'île de Chio, dont l'évêque, Mgr Giustiniani, était bien connu du cardinal. Mgr Giustiniani n'osa pas prendre la responsabilité d'agréger à son diocèse un infirme de cette sorte. Jean Captier se rembarqua pour la France.
Un jour de 1857, il reparaît dans Ars, où il trouve M. le Curé aussi optimiste que par le passé. « Vous serez prêtre, lui assure derechef le serviteur de Dieu. La Sainte Vierge fera tout. Vivez d'avance dans l'action de grâces. »
Jean Captier prit le chemin de Lyon où il alla trouver le Père Jean-Claude Colin, fondateur et supérieur général des Maristes. Il sollicita de faire un essai près de lui. Pour raison de santé encore, cette tentative échoua comme les autres.
En décembre de la même année, Jean Captier revit le Curé d'Ars, pour s'entendre donner les mêmes assurances.
« Mon Père, dit-il alors, ne ferais-je pas bien de retourner à Rome ? Je n'ai pu, à mon premier voyage, avoir une audience du Saint-Père.
Cette fois-ci vous aurez le bonheur de le voir.
Mais d'abord, mon Père, ce voyage ?...
Vous ne ferez pas de mal en le faisant, mon ami. »
Jean Captier retourna donc à Rome, fut reçu en audience par Pie IX. Le Saint-Père l'écouta avec bienveillance lui conter ses ennuis, sa maladie et aussi l'oracle du Curé d'Ars. Pie IX engagea M. Captier à revenir au séminaire d'Autun. Il le fit, pour se heurter à un quatrième ou cinquième refus.
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* *
Enfin c'en est trop ! L'aspirant toujours évincé a perdu l'espoir d'arriver jamais au sacerdoce, et en même temps que cet espoir, la confiance qu'il a donnée jusque-là au Curé d'Ars et à ses prédictions.
Pour oublier, il s'embarque de nouveau, arrive à Constantinople où il trouve une situation de professeur d'anglais. Mais las de tout, aigri, désemparé, il ne remplit plus que les devoirs essentiels de la vie chrétienne.
Cela, il ne l'a point confié à sa mère ; il prétend garder le secret de sa déchéance. Mais quelqu'un le suit des regards de l'âme.
« Mon pauvre fils est parti bien loin, vient dire un jour à M. Vianney Mme Captier toute triste.
Il faut le faire revenir, reprend le serviteur de Dieu. Il n'est pas bien là-bas. Il faut le faire revenir ! »
Mme Captier transmet à son malheureux Jean le désir instant du Curé d'Ars. La réponse qui arrive de Constantinople n'est que l'écho d'un cur buté : Ah ! Les conseils du soi-disant prophète, il les connaît ! Ce M. Vianney est responsable de ses angoisses passées, de tant de dépenses inutiles, du brisement de son avenir ! Le « saint d'Ars » s'est trompé grossièrement, voilà tout !... Qu'il n'en soit donc plus question !
M. Captier en était là, lorsque soudain tout se trouva remis en question pour lui. Il parlait l'anglais avec une telle aisance qu'on le prenait à Constantinople pour un sujet de Sa Majesté britannique ; et l'on conçoit qu'il ne montrât aucun empressement à conter ses aventures. Il s'était fait des amis dans tous les milieux, fréquentant les musulmans, les schismatiques aussi bien que les catholiques romains. Or il comptait dans ses relations un certain vice-consul d'Autriche, grec schismatique et spirite plus encore, qui, un jour, lui jeta de but en blanc :
« Les esprits m'ont fait connaître votre histoire ; c'est rompu entre nous ; car ils m'ont dit que vous serez prêtre et, de plus, jésuite !... »
Jésuite, cela signifiait évidemment religieux. Prêtre-religieux ! N'était-ce pas là en termes presque identiques la vieille prédiction du Curé d'Ars ? Le rapprochement frappa tellement M. Captier qu'il n'eut bientôt plus qu'une pensée : si tout de même le saint avait dit vrai ! Et un jour il se rembarqua pour la France.
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M. Vianney n'était plus. Privé du conseiller et du consolateur qu'il eût aimé revoir, Jean Captier se mit à donner des leçons pour vivre. En 1863, placé comme précepteur dans une famille de Parthenay, il entendit parler d'une congrégation récemment fondée à Issoudun. Elle datait du jour où fut promulgué le dogme de l'Immaculée Conception 8 décembre 1854. Cela parut à M. Captier une indication providentielle : le Curé d'Ars ne lui avait-il pas annoncé en 1852 qu'il serait prêtre religieux dans un ordre qui n'existait pas encore ?
La Société des Missionnaires du Sacré-Cur, hélas ! refusa de s'ouvrir au client du Curé d'Ars. Malheureuse infirmité ! C'est d'elle que venait tout le mal.
Ne sachant plus, selon une expression qu'il eût alors trouvée trop juste, à quel saint se vouer, Jean Captier, abandonnant sans retour cette fois, il le croyait du moins, l'idée de la prêtrise, s'arrangea avec son frère, pharmacien à Lyon, pour travailler avec lui. Le 7 octobre 1868, ce frère secourable mourait subitement.
Atterré, Jean songe à ses fins dernières et sent revenir sa ferveur d'enfant. Il a le courage d'adresser une demande nouvelle à la communauté d'Issoudun. La réponse arrive, pleine de réticences ; mais enfin elle n'est pas négative : le postulant sera agréé à la condition qu'il ne fera que des vux temporaires et qu'il ne sera plus question pour lui du sacerdoce. Bien que déçu, M. Captier accepta. Il fut envoyé comme professeur d'anglais au collège de Chezal-Benoît... Là, réfléchissant qu'en définitive il n'était guère plus avancé qu'auparavant, il se mit en quête, secrètement, d'une situation qui lui donnerait de meilleures garanties pour l'avenir...
Et voilà que les prédictions faites par le saint d'Ars vingt ans plus tôt se réalisèrent, et de la façon la plus inattendue !
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Vers le mois de décembre 1873, Mgr Lynch, archevêque de Toronto, au Canada, passa par Issoudun. Après une visite chez les Missionnaires du Sacré-Cur, il désira excursionner jusqu'à leur maison de Chezal-Benoît. Chezal-Benoît, commune du Cher, est distant d'Issoudun d'à peine vingt kilomètres.
Le directeur du collège présenta à Sa Grandeur le personnel enseignant. Voir un archevêque canadien, cela n'intéressait guère M. Captier, qui cependant se laissa conduire. La présentation eut lieu devant les élèves rassemblés, et le prélat échangea quelques mots d'anglais, d'ailleurs insignifiants, avec notre english professor.
Comment M. Captier gagna-t-il en cette simple rencontre la vive sympathie de Mgr Lynch ? On ne l'a su dire. Toujours est-il que, rentré à Issoudun, l'archevêque de Toronto s'enquit de sa situation avec un intérêt marqué. En apprenant qu'il n'était pas prêtre, et bien qu'on lui assurât qu'il ne pouvait l'être à cause d'une maladie nerveuse, le prélat canadien exprima avec insistance son désir de lui conférer lui-même tous les ordres.
« Je vais à Rome, insistait-il, je demanderai au Souverain Pontife tous les pouvoirs nécessaires, et j'ordonnerai M. Captier. »
Mgr de Toronto partit en effet pour Rome et, le 15 février 1874, il revenait de la Ville éternelle chez les Pères d'Issoudun uniquement pour accomplir ce qu'il avait promis de faire. Ayant reçu tous pouvoirs, le 18, il mandait M. Jean Captier.
Celui-ci arriva de Chezal-Benoît sans savoir ce qu'on voulait de lui ; il ignorait absolument ce qui s'était passé entre Mgr Lynch et son supérieur. Aussi, quand l'archevêque lui eut tout conté, éprouva-t-il une stupéfaction suivie d'une joie inimaginable.
L'heure providentielle prédite par le Curé d'Ars avait donc sonné ! Vous serez prêtre-religieux... dans un ordre qui n'existe pas encore... Bon gré, mal gré, vous serez prêtre... Vous trouverez quelqu'un, mon enfant, qui vous comprendra bien : un étranger qui lèvera tous les obstacles.
Le vendredi 20 février, l'« étranger » commençait à réaliser la prophétie : en ce jour, M. Captier recevait la tonsure, puis les ordres mineurs ; le dimanche 22, c'était le sous-diaconat. Monseigneur l'Archevêque de Bourges, qui, naturellement, était prévenu et donnait son consentement, devait conférer un peu plus tard à M. Captier le diaconat et la prêtrise. Mais, comme s'il craignait des obstacles ou des contretemps toujours possibles, Mgr Lynch se ravisa ; fort de l'indult apporté de Rome, il voulut parachever son uvre : le Père Captier devenait diacre le 25 février ; le lendemain, il était prêtre. Après l'ordination, l'archevêque canadien fit au « prêtre-religieux » du Sacré-Cur cette confidence : « En célébrant la messe il y a quelques jours, j'ai eu l'intime conviction que je suis l'homme prédit par le Curé d'Ars. C'est pour cela que j'ai tenu à vous conférer moi-même la prêtrise. »
Restait une dernière prédiction : l'ordination sera votre remède. Sa réalisation serait d'une importance extrême. Or le R. P. Captier, en dépit d'une certaine nervosité qui voulait le dominer encore, célébra aisément sa première messe, comme toutes les autres, chaque jour, jusqu'à ce 12 février 1878 où il terminait sa déposition dans le bureau de M. le chanoine Ball.
Avec quelle émotion il alla ensuite prier sur le tombeau du serviteur de Dieu, puis devant l'autel de Notre-Dame d'Ars redire sa reconnaissance à la Sainte Vierge qui s'était chargée de lui toute seule, selon une autre promesse du saint Curé !
En vérité, après l'avoir tant éprouvé, le bon Dieu l'avait béni !
(1) Documents, N° 1