XVI
Le déménagement de la famille Périer
Dans le clergé de Versailles on conserve encore le souvenir édifiant de M. le chanoine Périer, qui eut une vie des plus austères, traversée par de grandes souffrances physiques et morales. Dès l'âge de six ans, il aimait à imiter les cérémonies de l'Église, à « dire la messe » avec des ornements à sa taille, à organiser des processions dont ses surs formaient le cortège. Devenu prêtre, il se fit remarquer, outre sa vie pénitente, par sa profonde dévotion envers la Sainte Vierge, l'archange saint Michel et saint Jean-Marie Vianney. Chargé par ses supérieurs ecclésiastiques d'une fonction sérieuse et délicate entre toutes celle d'exorciste il invoquait spécialement l'aide du Curé d'Ars quand il s'agissait de délivrer les malheureux possédés.
D'où venait donc au chanoine Périer cette confiance dans le Curé d'Ars ? Il ne l'avait jamais vu de son vivant ; mais une personne très chère, sa propre mère, avait eu le privilège de parler au serviteur de Dieu et d'en recevoir de précieux enseignements.
Mme Périer avait été très malade à la naissance d'une de ses filles. On désespérait même de la sauver. S'en rendant bien compte elle-même, elle avait eu recours à la prière et secrètement avait fait le vu d'aller, si elle guérissait, demander la bénédiction de M. Vianney dont elle entendait beaucoup parler. À partir de ce moment, il se produisit un mieux inespéré.
La famille Périer habitait alors l'Isère. Dès qu'elle put se mettre en route, la mère voulut accomplir son vu. Toutefois, bien faible encore, par prudence elle se fit accompagner d'une de ses amies.
Toutes deux arrivèrent un matin dans le village d'Ars et se rendirent aussitôt à l'église. Mais elle était comble : la foule entourait déjà le confessionnal du saint ; faute de place, beaucoup de pèlerins devaient stationner devant le porche : l'espoir d'entrevoir M. Vianney une minute suffisait à les retenir là. Mme Périer et son amie se virent obligées, elles aussi, de rester en cet endroit incommode. Mais, trop faible pour demeurer debout, la malade put obtenir une chaise et s'asseoir au milieu de tout ce monde.
Les heures passaient, et la pauvre dame se demandait avec anxiété si, à la fin de cette harassante journée, elle aurait seulement aperçu l'homme de Dieu, quand soudain M. Vianney sortit de l'église. Il écarta doucement ceux qui cherchaient à lui parler et vint droit à Mme Périer, toute saisie d'émotion.
« Madame, dit-il, je sais que vous êtes souffrante et que vous ne pouvez pas attendre plus longtemps. Suivez-moi au confessionnal. »
La malade se lève et marche dans le sillage de M. Vianney, mais le saint avance si rapidement que, ne pouvant le suivre, elle se permet de lui crier :
« Monsieur le Curé, vous allez trop vite ! Je ne puis vous rejoindre.
Mais si, mais si ! », répond le Curé d'Ars.
Et, de fait, Mme Périer, qui a retrouvé ses jambes, se rend sans aucune difficulté au confessionnal.
Depuis longtemps, ses genoux ankylosés refusaient de se plier. Elle reste donc debout.
« Agenouillez-vous, ma fille, lui dit M. Vianney.
Mon Père, cela m'est impossible.
Mais si, vous le pouvez », reprend en souriant le saint prêtre.
La pénitente, obéissante, s'agenouilla sans peine. Seulement elle était si troublée par tout ce qui lui arrivait qu'elle demeurait bouche close, ne trouvant plus rien à dire.
« Ma fille, commence M. Vianney, vous êtes fatiguée et vous ne pouvez parler. Eh bien, ne parlez pas. Écoutez-moi, je vais vous donner les conseils dont vous avez besoin. »
En effet, après lui avoir expliqué pourquoi elle est venue, il ajoute :
« Il faudra aller vous établir ailleurs avec votre famille. Vous irez à Versailles... C'est là que s'accompliront les desseins de Dieu sur vous et sur vos enfants. Vous aurez encore une fille, et elle sera religieuse.
A Versailles !... Mais, mon Père, je n'ai aucune raison de quitter l'Isère. Nous y avons beaucoup de parents et d'amis, et à Versailles, personne !...
Il le faut pourtant, ma fille, et cela se fera. »
Mme Périer, subjuguée par le ton d'autorité et de certitude sur lequel le Curé d'Ars annonçait ces choses, lui parla de son petit garçon (le futur chanoine), alors âgé de six à sept ans. Elle lui dit l'attrait de cet enfant pour les cérémonies saintes. Fallait-il encourager ces désirs encore indécis du sacerdoce ou n'y pas faire attention ? La mère avait pour principe de n'influencer en rien ses enfants au sujet de leur avenir.
« Encouragez cette vocation naissante, ma fille, répondit M. Vianney. Votre petit garçon sera prêtre ; il sera un enfant gâté de la Sainte Vierge. »
Mme Périer s'en revint chez elle. Dominée par l'ascendant de sainteté exercé sur son âme, elle communiqua franchement à son mari le conseil étrange qu'elle avait reçu : déménager, passer dans une ville inconnue et lointaine. M. Périer, homme de grande foi, n'hésita pas. Peu de temps après, fidèle à l'avis de l'homme de Dieu, il partait se fixer à Versailles avec toute sa famille.
Or là, tout se réalisa de ce qu'avait prédit M. Vianney.
Une fille naquit, qui devint la préférée de son père. Aussi, l'heure venue, qu'il en coûta à M. Périer d'accepter son départ pour le couvent ! Se rebellant contre le dur sacrifice, il prétextait, pour retenir cette bien-aimée, qu'elle était trop fragile et ne pourrait se faire à la vie religieuse. Mais la mère, moins oublieuse, rappela à son mari la prophétie d'Ars. Il comprit qu'il n'y avait qu'à se soumettre.
Quant au petit garçon, il grandit, tel Samuel, pour les autels du Seigneur. Bien plus, il marcha d'aussi près qu'il put sur les traces de son saint protecteur. Frappé de la congestion dont il devait mourir, le chanoine Périer fut trouvé couvert d'un cilice et d'une chaîne de fer qui ne l'avaient pas quitté, assure-t-on, depuis vingt-cinq ans. (1)
(1) Tous ces détails proviennent de Mlle Périer, devenue religieuse.