V
Des candidats qui ont de la chance
M. le chanoine Billard, aumônier des Surs de la Providence de Vitteaux, dans la Côte-d'Or, qui est un fidèle et grand ami d'Ars, adressait à Mgr Convert, le 27 avril 1921, le récit qui, à son sentiment, « n'a rien que de très ordinaire pour Ars », mais qui pour nous est aussi intéressant qu'extraordinaire.
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J'ai reçu aujourd'hui la visite d'une dame respectable de Vitteaux et de ses deux filles, qui m'ont fait connaître le fait suivant dont a été l'objet l'un des membres de leur parenté.
C'était en 1857 ou 1858. M. G..., receveur de l'enregistrement à Autun, avait l'un de ses fils au petit séminaire de cette ville. Le jeune homme se préparait à passer son baccalauréat. Or, vu son peu d'assiduité au travail ou quelque autre défectuosité dans ses études, il n'était rien moins que rassuré sur le succès de son examen, dont la réussite pourtant lui était nécessaire pour la carrière qu'il rêvait.
Le père, anxieux plus encore peut-être que le fils, à qui il avait fait, pendant un an, donner des leçons spéciales par l'un des directeurs de la maison, résolut, dans sa foi de chrétien, de faire le voyage d'Ars, uniquement pour demander à M. Vianney, dont le pouvoir sur le cur de Dieu était devenu proverbial, de réciter une prière pour le succès de l'examen.
Il s'était fait accompagner de son épouse. Ils trouvèrent l'église comble. Impossible, cette première journée, de pouvoir aborder M. le Curé. La journée du lendemain s'écoulait et la file des pénitents qui devaient les précéder leur paraissait interminable. M. le Receveur ne pouvait pas rester un jour de plus : il lui fallait, le jour suivant, se tenir à son bureau. Aurait-il le crève-cur de s'en revenir sans avoir dit au saint Curé le mot qui lui brûlait les lèvres et qui, lui semblait-il, aurait dissipé ses angoisses ? Mais non, sa foi ne devait pas rester sans récompense.
Voici que, à l'heure où l'insuccès de sa démarche lui paraissait définitif, passe près de lui le sacristain ou celui qu'il regarde comme tel. Il le saisit par son vêtement, lui dit que, depuis deux jours, il s'efforce en vain de parler à M. le Curé, que sa femme et lui sont obligés de repartir sans attendre davantage, avec la tristesse de n'avoir pu lui exposer l'objet de leur requête. Celui-ci lui répond que M. le Curé est débordé et que chacun doit passer à son tour. « Mais ne voudriez-vous pas lui demander pour moi seulement un instant d'entretien ? » L'air et le ton suppliant de cet homme inconnu, tout décontenancé de l'inutilité de son voyage, émeuvent son interlocuteur : « Je veux bien essayer », réplique-t-il. Et il s'en va vers le confessionnal de M. Vianney.
Quelques instants s'écoulent ; le messager reparaît. S'approchant de M. G... perplexe, il lui rend ce compte sommaire de sa mission :
« Votre fils sera reçu et tous les élèves du petit séminaire avec lui. C'est tout ce que m'a chargé de vous dire M. le Curé ».
Ébahissement du père :
« Mais M. le Curé ignore ce que j'avais à lui dire.
Oh ! M. le Curé n'a pas besoin de toutes ces explications. »
Il est facile de deviner les émotions du retour. Elles ne firent que s'accroître, ainsi que la vénération pour le grand serviteur de Dieu, qui n'avait plus que quelques mois à passer sur cette terre avant de recueillir dans le ciel son immense poids de gloire, quand le succès fut constaté de tous les élèves présentés cette année au baccalauréat, sans aucune exception, par le petit séminaire d'Autun.
Tel est le récit que vient de me faire en la présence de ses deux filles Mme B..., cousine du jeune homme en question, et qui, par l'âge, ne doit pas être très distante de celui-ci, s'il vit encore.
Ce fait, assurément, n'a rien que de très ordinaire pour Ars, à cette époque où le miraculeux était pain quotidien. Il m'a semblé néanmoins qu'il aurait encore pour vous quelque intérêt et trouverait sa place dans votre collection des faits et gestes de votre saint prédécesseur. Je vous l'envoie tel quel et au courant de la plume. Si de quelque façon, un jour ou l'autre, il vous paraissait devoir édifier le public, je vous prierais seulement de taire le nom de la personne mise en scène qui a une descendance directe et qui n'a point été pressentie. C'est l'unique restriction qui m'ait été demandée.