XI

Le chemin d'Ars et le chemin du ciel

 

On lit dans le Registre catholique de la paroisse d'Ars, à la date du 6 août 1859 :

 

Le jeudi quatre du mois d'août, à deux heures du matin, est décédé en odeur de sainteté, en la maison curiale, Jean-Marie-Baptiste Vianney, chevalier de la Légion d'honneur, chanoine honoraire de Belley, curé d'Ars...

Les funérailles ont eu lieu le samedi six août :, elles ont été présidées par Mgr. l'Évêque de Belley, assisté des dignitaires du chapitre de la cathédrale, d'à peu près trois cents prêtres... et en présence d'environ huit mille laïques...

Après l'absoute faite par Monseigneur, le corps de M. Vianney a été déposé dans la chapelle de saint Jean-Baptiste, en attendant qu'un caveau dans l'église soit prêt à le recevoir...

 

Et voici l'acte de décès qui, dans le registre précité, suit immédiatement l'acte de décès et le récit des obsèques de saint Jean-Marie Vianney :

 

L’an mil huit cent cinquante-neuf et le dix du mois d'août, je soussigné missionnaire vicaire d'Ars ai donné la sépulture ecclésiastique à Antoine Givre, domicilié à Ars, décédé hier âgé de cinquante-trois ans.

J. Toccanier.

 

Ces deux actes de décès nous apprennent seulement que saint Jean-Marie Vianney précéda de quatre jours dans la tombe l'un de ses paroissiens relativement jeune encore.

Or cet Antoine Givre était précisément le premier habitant d'Ars qu'il eût rencontré lorsque, dans la soirée du 9 février 1818, il avait pénétré, venant d'Écully, sur le territoire de son humble paroisse. Et. ce fait, en soi bien insignifiant, avait été l'occasion d'une prophétie qui s'accomplirait quarante et un ans plus tard, et dont les registres d'Ars nous permettent de constater la réalisation.

 

Le soir du 9 février 1818, M. Vianney arrivait à pied, accompagné d'une bonne personne d'Écully, mère d'un prêtre, la mère Bibost, qui organiserait et tiendrait, elle l'espérait du moins, le petit ménage du nouveau pasteur.

Derrière eux venait à pied lui aussi, encourageant son cheval fatigué, l'homme qui avait accepté de transporter dans sa charrette les meubles et les livres de M. Vianney.

On se savait assez près d'Ars, mais, en saison pluvieuse, le chemin boueux se confondait avec les mottes des champs dont le véhicule suivait les cultures. Passé le village de Toussieux, on alla à l'aventure. Et personne sur le chemin pour renseigner nos voyageurs. Il fallait se hâter pourtant, car la nuit tombait, et quand il ferait tout à fait noir, que devenir au milieu de ces ornières?

Par bonheur, M. Vianney, dont la vue était perçante, aperçut deux ou trois petits pâtours qui finissaient de garder leurs moutons sur des prairies en pente douce, comme inclinées vers un ruisseau qui demeurait invisible. Le prêtre se dirigea vers eux, et, pour être mieux compris, leur demanda :

« Mes enfants, savez-vous par où l'on va au château d’Ars? »

M. Vianney, à qui l'on avait parlé déjà de la bienfaisante châtelaine, pensait sans doute qu'elle habitait dans le village même. Son château ne pouvait être inconnu de ces enfants.

Cependant, les jeunes bergers paraissaient ne pas comprendre. Le nouveau chapelain d'Ars – Ars n'était encore, en effet, qu'une chapellenie et ne deviendrait une vraie paroisse que cinq ans plus tard – dut réitérer plusieurs fois sa question.

« Ah ! J'y suis ! » s'écria enfin le moins timide de la bande qui savait, pour l'avoir entendu dire à la maison, qu'un prêtre viendrait bientôt remplacer celui qui était mort. Cet enfant avait douze ans et s'appelait Antoine Givre. Il devina l'erreur et comprit que ce prêtre désirait se rendre au presbytère.

« Vous n'êtes pas loin, monsieur le Curé, » dit-il gentiment, et il indiqua la route à suivre.

— Mon petit ami, lui répondit l'abbé Vianney en guise de remerciement, tu m'as montré le chemin d'Ars ; je te montrerai le chemin du ciel. »

 

Lorsque, dans la suite, Antoine Givre raconta cette histoire, il n'y vit rien de bien extraordinaire ; ses compatriotes, non plus. La chose semblait plutôt assez simple : M. Vianney avait annoncé à son jeune paroissien qu'il s'efforcerait d'en faire un solide chrétien et de lui faire ainsi gagner son paradis.

En réalité, ce n'était pas aussi simple que cela ! Le 9 août 1859, quand elles surent qu'Antoine Givre venait de mourir, plusieurs personnes d'Ars se rappelèrent l'histoire du petit pâtour. « Je te montrerai le chemin du ciel », avait annoncé à cet enfant le serviteur de Dieu. Et c'était lui qu'il attirait le premier dans la béatitude ! (1)

 

(1) Un groupe de bronze ciselé par M. Castex et placé uu lieu dit « de la Rencontre » sur le coteau qui domine Ars vers le sud, rappelle l'humble événement du 9 février 1818. C'est le saint âgé de trente-deux ans mais déjà marqué par une vie extrêmement pénitente ; son doigt levé montre le ciel au petit berger d'Ars.

Le socle, large, solide, est en pierre dure de Saint-Martin-Belle-Roche. Il porte des inscriptions en lettres de bronze qui évoquent la prédiction du saint.

Le monument se découvre aisément de l'abri des pèlerins, ainsi que le chemin qui y conduit – douze minutes de marche tranquille. Il est établi au point culminant du plateau, d'où, sans exagération, la vue est magnifique.

Au sud, la campagne ondulée de Toussieux, la dépression de la vallée de la Saône, le mont Cindre et le mont d'Or dont les hauteurs cachent la cité lyonnaise.

À l'ouest, fermant l'horizon, la longue chaînes des monts du Beaujolais, les montagnes de Villefranche, et tout proches les champs de Mizérieux, les frondaisons de Cibeins dont les ombrages abritèrent les méditations de M. Vianney dans les premières années de son pastorat, l'antique château d'Ars en son cadre de chênes séculaires où le saint trouva ses aides les plus dévoués, ses plus généreux bienfaiteurs.

À l'est, le clocher de Savigneux pointe au-dessus d'une pente de verdure.

Au nord, c'est le village d'Ars qui se découvre tout entier. Autour de la somptueuse basilique, se pressent les toitures de tuiles. La vieille église se dérobe humblement en arrière ; mais elle demeure l'insigne relique du passé, et c'est elle que l'on cherche, comme la cherchait, au soir du 9 février, le saint en marche vers les âmes d'Ars.