XVIII

« Ça ne vaut rien ! »

 

Du village de Saint-Bernard, situé comme Trévoux, la ville voisine, sur la rive gauche de la Saône, on contemple, au delà de la majestueuse rivière, un beau paysage de montagnes. C'est un pays agréable où les gens se plaisent.

Aussi y avait-il eu grande tristesse dans la famille Claude Collet, du jour où le père avait dit son intention de quitter Saint-Bernard pour s'en aller remplir un emploi de régisseur à Dommartin, là-bas, dans le département du Rhône, entre l'Arbresle et Limonest.

Un jour de 1857, il fallut songer au déménagement. Mme Collet avait déjà commencé à emballer bien des choses lorsqu'une idée nouvelle traversa sa tristesse. Pourquoi n'irait-elle pas demander au Curé d'Ars ce qu'il pensait de cette affaire ? Claude ne risquait-il pas l'avenir de sa famille ? En tout cas, pourquoi la mère et les enfants éprouvaient-ils tant de répugnance à s'éloigner de Saint-Bernard ?... Et si le saint Curé les laissait aller, du moins auraient-ils, en ce village inconnu de Dommartin, l'assistance de sa prière.

Le jour où elle se décidait à partir pour Ars, les déménageurs s'annoncèrent. Tant pis ! Devançant leur arrivée, elle éveilla, le lendemain bien avant l'aurore, ses deux aînés, garçons de 10 et de 12 ans, et se mit en route avec eux.

 

Dix kilomètres à parcourir... Ils arrivèrent dans l'église de M. Vianney au moment où le serviteur de Dieu, ayant achevé son action de grâces après sa messe, recevait à la sacristie les personnes désireuses de le consulter ou simplement de lui faire signer des images pieuses.

Un remous subit de la foule porta Mme Collet et ses enfants vers le milieu de la nef et enfin à la hauteur de la sacristie. Mais que faire au milieu de tout ce monde ? Bien peu de personnes avaient pu parvenir jusqu'à M. Vianney. Du reste, une gardienne postée entre les deux prie-Dieu qui encadrent toujours l'entrée de la sacristie faisait signe qu'on ne passerait plus. Elle ferma résolument la porte.

« Mes pauvres enfants, dit Mme Collet à ses deux garçons, nous n'avons pas le temps d'attendre. Nous allons donc faire une bonne prière et retourner à notre déménagement. »

Alors, debout – impossible de s'agenouiller dans la foule qui se déplaçait à cette heure-là sans cesse ! – les trois pauvres pèlerins se mirent à prier. Cependant, la mère, assez légitimement distraite, ne quittait pas du regard la porte interdite.

Or voilà qu'elle la vit s'entr'ouvrir doucement, à l'insu de la gardienne. Le saint parut dans l'embrasure. Pas de doute, c'est bien à la nouvelle venue qu'il faisait signe d'avancer. Sans lâcher ses fils qu'elle avait pris par la main, Mme Collet, radieuse, se dirigea vers la sacristie.

« Inutile, madame ! s'écria la gardienne.

— Mais M. le Curé m'a appelée.

— Vous ?... Non, non, retirez-vous. Vous êtes une effrontée ! »

 

Toute confuse, Mme Collet s'éloigna de quelques pas et reprit sa prière.

La porte s'ouvrit de nouveau. Le saint Curé interpellait la gardienne : « Madame, laissez entrer cette mère et ses deux enfants. » Et du doigt il désignait les trois pèlerins agenouillés à présent et comme disparus dans la foule empressée.

La gardienne les découvre, les prie de venir. Ils entrent dans la sacristie, dont la porte se referme. Mme Collet se trouve en face du serviteur de Dieu. Elle voudrait lui exposer le pourquoi de sa visite. Mais avant qu'elle ait pu articuler un seul mot :

« Ça ne vaut rien », a dit M. Vianney. Et il réitère « Ça ne vaut rien, » avec plus de force encore.

— Eh quoi ! songe aussitôt Mme Collet muette d'émoi, est-ce que mon mari va en mourir ?

— Eh non ! poursuit le Curé d'Ars, répondant à cette secrète pensée, eh non ! Vous reviendrez tous sains et saufs... Vous ferez là-bas beaucoup de jaloux... Quand même, l'affaire ne vaut rien. »

Trois ans ne s'étaient pas achevés que la famille Collet, malheureuse et déçue, reprenait, pour y retrouver le contentement et la paix, le chemin de Saint-Bernard.

 

« J'ai entendu bien souvent conter tout cela par ma mère – décédée en 1912 – et par mes frères témoins de ce fait d'intuition extraordinaire », nous écrivait, le 20 octobre 1931, M. le chanoine Collet, curé de Bagé-le-Châtel, dans l'Ain, de qui nous tenons ces intéressants détails.