III

La vielle

 

À Leigneux (département de la Loire), en cette vallée de 1'Auzon où plus d'un voyageur souhaiterait de planter sa tente, une maison semblait vouée au malheur: les époux V... avaient perdu une petite fille, brûlée vive, et d'autres enfants, décédés sans cause apparente.

Les parents se désolaient.

Cela s'était passé vers 1850, à l'époque où la rumeur publique portait dans les villages les plus reculés le nom et les prodiges du Curé d'Ars.

« Vous devriez le consulter sur vos peines », dirent à la mère en deuil des voisines compatissantes.

Elle partit à pied une nuit, portant un bâton et un grand panier à deux couvercles plein de provisions pour tout le voyage, car elle n'avait pas les moyens de s'arrêter dans les hôtelleries. En route, elle coucha sur la paille des granges.

Après 120 à 130 kilomètres de marche, elle arrivait au village d'Ars, n'en pouvant plus. Malgré cette extrême fatigue, elle passa la nuit entière soit dans le vestibule réservé aux femmes, soit dans l'église même... Enfin, elle put se confesser à M. Vianney, qui la consola de son mieux. Toutefois, quand elle lui posa la question : « Mais, mon Père, pourquoi sommes-nous si éprouvée ? » le saint se contenta de répondre : « Vous reviendrez, en amenant votre mari. »

 

Son mari !... Comment le déciderait-elle à ce pèlerinage ?

Il ne pratiquait plus depuis longtemps. Habile joueur de vielle, c'était lui qui, les jours de « vogue » et en bien d'autres circonstances, faisait danser la jeunesse du pays. Il ne résista toutefois que mollement aux instances de sa femme ; et dix mois peut-être après son premier voyage, Mme V... prenait de nouveau à pied, mais pas seule cette fois, le chemin du village d'Ars.

L'homme trouva bien un peu longue la station à l'église. Pourtant il se mit à prier, puis, pour ne pas déplaire à son épouse et aussi parce que la grâce le tourmentait secrètement, il voulut bien se présenter à la sacristie pour se confesser.

Mais, avant même d'accuser ses fautes, il posa au saint Curé la question que, l'année précédente, lui avait posée sa femme.

« Oui, mon Père, dites-nous pourquoi nous avons subi de si grandes épreuves ?

— Mon ami, répondit le serviteur de Dieu, ces malheurs viennent de votre conduite à vous. Vous aidez le démon à perdre la jeunesse. Il y a dans votre maison un instrument de musique qu'il faut détruire. »

Personne, le vielleur de Leigneux en était sûr, n'avait jamais parlé au Curé d'Ars de cette vielle de malheur. L'accusation révélatrice du prêtre émut vivement son pénitent. Il repartit d'Ars, encore impressionné et résolu à reprendre ses pratiques religieuses.

II avait promis de détruire sa vielle. Il tint parole, le soir même de son retour.

Il alluma un grand feu, prit son instrument favori, puis pendant une heure il joua tous les airs de son répertoire. Il y avait quelque chose de touchant dans cet adieu. Enfin, courageusement, il jeta dans le brasier la vielle dont les cordes se brisèrent et qui fut consumée en peu d'instants.

« C'était la pénitence que le saint Curé d'Ars m'avait donnée à confesse, devait raconter à un ami l'ancien vielleur de Leigneux... C'est égal, il me connaissait rudement bien : jamais il n'aurait pu m'imposer une pénitence plus grande, ni trouver mieux pour me convertir ! (1) »

 

(1) L'ami auquel le père V... faisait cette confidence était la frère de M. Félix Chaland, de Leigneux, qui nous devons les détails de ce fait d'intuition si intéressant. En nous les envoyant, M. l'abbé Gaumond, curé de Saint-Ennemond à Saint-Chamond, et originaire de Leigneux, on atteste la parfaite authenticité.