IV
Un capucin de plus
Un prêtre, vicaire d'Hyéres, dans la Var, sapprêtait à pérégriner vers Ars. Il avait d'abord gardé la chose secrète : mais comment retenir les confidences lorsqu'on se trouve avec un ami vraiment sûr ? L'abbé avait donc fait part de son bonheur à un jeune laïc de la paroisse, M. Delor : un saint, un saint vivant, il en verrait un bientôt !
Le bonheur, l'enthousiasme sont des sentiments contagieux. M. Delor sollicita de son ami la faveur de l'accompagner ; ce que l'abbé accepta sur l'heure. Les voilà sur la route d'Ars.
Le jeune homme n'était pas seulement très pieux et d'un caractère charmant ; une idée le hantait depuis cinq à six ans déjà : revêtir la bure franciscaine, se faire capucin. Mais cette idée lui apparaissait comme irréalisable : fils unique d'un père et d'une mère dans l'opulence, il en était adoré : non vraiment, il n'aurait jamais la cruauté de leur imposer une séparation si douloureuse. Dans un tel état d'esprit, naturellement il refusait de se croire une vocation sérieuse ; il en faisait même si peu de cas qu'il n'en avait jamais parlé à son propre confesseur.
Il ne prenait donc point le chemin d'Ars pour interroger sur son avenir. Il voulait simplement s'accorder le plaisir d'un voyage aussi édifiant qu'agréable. Quant à l'abbé, il verrait par lui-même les merveilles qu'il entendait raconter de M. Vianney.
Très émus rien qu'à la pensée qu'ils foulaient la terre d'Ars, nos deux pèlerins saluèrent de loin le vieux clocher de briques, puis, entrés dans le village, ils admirèrent le nombre et le recueillement de ceux qui les avaient précédés afin de pouvoir contempler, eux aussi, ne fût-ce qu'une minute, le visage d'un saint !
Ils assistèrent au catéchisme de M. Vianney, entendirent des privilégiés de la grâce, des miraculés narrer par le détail leur conversion ou leur guérison. Ce fut pour eux un enchantement. Lorsque arriva l'heure fixée pour le départ, M. Delor déclara à son compagnon que vraiment c'était trop tôt s'en aller. L'abbé, qui ne demandait pas mieux, offrit de rester deux ou trois jours encore. On resta.
Et le jeune homme en profita pour se confesser. Il fut de ceux qui se présentaient à la sacristie.
M. Vianney l'accueillit par un sourire plein d'affection, et lui laissant tout juste le temps de s'agenouiller :
« Mon ami, commença-t-il, vous voulez donc absolument vous faire capucin ? Vous ferez bien. C'est votre vocation. »
Interdit, bouleversé par une révélation si directe, si précise, du secret gardé si jalousement depuis tant d'années, le jeune pénitent garda d'abord le silence.
« Mais, mon Père, objecta-t-il, moi fils unique... Mes parents sans moi... C'est impossible !
Ah ! Mon ami, reprit posément l'homme de Dieu, vous voulez dire que vos parents feront bien des difficultés, qu'ils s'y opposeront ? Cela est vrai. Mais si vous tenez bon, ils finiront par y consentir. »
À Hyères, M. et Mme Delor attendaient avec impatience le retour du pèlerin. « Qu'as-tu vu là-bas ?... Es-tu content de ton voyage ?... » Le fils répondait de façon embarrassée, paraissait soucieux, lui si gai auparavant, si expansif. Les parents insistèrent pour en savoir la raison.
« Eh bien, expliqua-t-i1, le Curé d'Ars m'a dit de me faire capucin.
Capucin !
Et ce n'est pas moi qui lui en ai parlé ; c'est lui qui m'a donné cette décision dès que je l'ai abordé.
Mon Dieu ! Et c'est un saint !...
Il y a six ans que cette pensée m'obsède. Jusqu'ici je l'ai toujours méprisée comme ridicule, jusqu'à n'en jamais dire un mot à personne. Mais puisque le Curé d'Ars, par une lumière qui ne peut évidemment venir que de Dieu, m'a assuré que ma vocation était de me faire capucin, je vous demande, mon père et ma mère, la permission de la suivre. »
« Ce fut comme un coup de foudre pour les parents, écrit M. Ball en terminant son enquête. Ils protestèrent, mirent en avant toutes les raisons possibles, soulevèrent mille difficultés, mais, selon la prédiction du vénérable Curé d'Ars, ils finirent par consentir, et M. Delor entra chez les RR. PP. Capucins de Marseille, où il persévéra (1).»
(1) Documents, n° 122
