(DOUZIéME SERMON)
Sed quia tepidus es, et nec frigidus, nec calidus, incipiam te evomere ex ore meo.
Mais parce que tu es tide, et que tu n'es ni froid, ni chaud, je vais te vomir de ma bouche.
(Apoc. iii, 16.)
Pouvons-nous, M.F., entendre sans frmir une telle sentence sortir de la bouche de Dieu mme, contre un vque qui semblait parfaitement remplir tous les devoirs d'un digne ministre de l'glise ? Sa vie tait rgle, son bien n'tait point dpens mal propos. Bien loin d'autoriser le vice, il s'y opposait au contraire fortement ; il ne donnait point de mauvais exemples, et sa vie paraissait vraiment digne d'tre imite. Cependant, malgr tout cela, nous voyons que le Seigneur lui fait dire par saint Jean, que s'il continuait vivre de cette manire, il allait le rejeter, c'est--dire le punir et le rprouver. Oui, M.F., cet exemple est d'autant plus effrayant que beaucoup suivent la mme route, vivent de la mme manire, et tiennent leur salut pour assur. Hlas ! M.F., qu'est petit le nombre de ceux qui ne sont ni du ct des pcheurs dj rprouvs aux yeux du monde, ni du nombre des lus ! Dans quel chemin marchons-nous ? Est-ce le droit chemin que nous suivons ?
Ce qui nous doit faire trembler, c'est que nous n'en savons rien. Incertitude effrayante !É Essayons cependant de connatre si vous tes assez malheureux que d'tre du nombre des tides. Je vais 1¡ vous montrer les marques par lesquelles vous le connatrez ; et 2¡ si vous tes de ce nombre, je vous indiquerai les moyens d'en sortir.
I. – En vous parlant aujourd'hui, M.F., de l'tat pouvantable d'une me tide, mon dessein n'est pas de vous faire la peinture effrayante et dsesprante d'une me qui vit dans le pch mortel, sans mme avoir le dsir d'en sortir ; cette pauvre malheureuse n'est qu'une victime de la colre de Dieu pour l'autre vie. Hlas ! ces pcheurs m'coutent, ils savent bien de qui je parle en ce momentÉÉ N'allons pas plus loin, tout ce que je dirais ne servirait qu' les endurcir davantage. En vous parlant, M.F., d'une me tide, je ne veux pas davantage vous parler de ceux qui ne font ni Pques ni confessions ; ils savent trs bien que, malgr toutes leurs prires et leurs autres bonnes Ïuvres ils seront perdus. Laissons-les dans leur aveuglement, puisqu'ils y veulent rester. – Mais, me direz-vous, tous ceux qui se confessent, qui font leurs Pques et qui communient souvent, ne seront-ils pas sauvs ? – Assurment, mon ami, ils ne le seront pas tous ; car si le plus grand nombre de ceux qui frquentent les sacrements taient sauvs, il faut bien en convenir, le nombre des lus ne serait pas aussi petit qu'il le sera. Mais, cependant, reconnaissons-le ; tous ceux qui, auront le grand bonheur d'aller au ciel seront choisis parmi ceux qui frquentent les sacrements, et jamais parmi ceux qui ne font ni Pques ni confessions. Ah ! me direz-vous, si tous ceux qui ne font ni Pques, ni confessions sont damns, le nombre des rprouvs sera bien grand ! – Oui, sans doute, il sera grand. Quoique vous puissiez en dire, si vous vivez en pcheurs, vous partagerez leur sort. Est-ce que cette pense ne vous touche pas ?... Si vous n'tes endurci au dernier degr, elle doit vous faire frmir et mme dsesprer. Hlas ! mon Dieu ! qu'une personne qui a perdu la foi est malheureuse ! Bien loin de profiter de ces vrits, ces pauvres aveugles, au contraire, s'en moqueront ; et cependant, malgr tout ce qu'ils peuvent en dire, cela sera tel que, je le dis : point de Pques, ni de confessions, point de ciel, ni de bonheur ternel. O mon Dieu ! que l'aveuglement du pcheur est affreux !
Je n'entends pas encore, M.F., par une me tide, celui qui voudrait tre au monde sans cesser d'tre Dieu : vous le verrez, un moment se prosterner devant Dieu, son Sauveur et son matre ; et, un autre moment, vous le verrez se prosterner devant le monde, son idole. Pauvre aveugle, qui tend une main au bon Dieu et l'autre au monde, qu'il appelle tous deux son secours, en promettant chacun son cÏur ! Il aime le bon Dieu ; du moins il voudrait l'aimer, mais il voudrait aussi plaire au monde. Lass de vouloir se donner tous les deux, il finit par ne plus se donner qu'au monde. Vie extraordinaire et qui prsente un spectacle si singulier, que l'on ne peut pas se persuader que ce soit la vie d'une mme personne. Je vais vous la montrer d'une manire si claire, que, peut-tre, plusieurs d'entre vous en seront offenss ; mais, peu m'importe, je vous dirai toujours ce que je dois vous dire, et vous en ferez ce que vous voudrez.
Je dis, M.F., que celui qui veut tre au monde sans cesser d'tre Dieu, mne une vie si extraordinaire, qu'il n'est pas possible d'en concilier les diffrentes circonstances. Dites-moi, oseriez vous penser que cette fille, que vous voyez dans ces parties de plaisirs, dans ces assembles mondaines o l'on ne fait que le mal et jamais le bien, se livrant tout ce qu'un cÏur gt et perverti peut dsirer, est la mme que vous avez vue, il y a peine quinze jours ou un mois, au pied du tribunal de la pnitence faire l'aveu de ses fautes, protestant Dieu qu'elle est prte mourir plutt que de retomber dans le pch ? Est-ce bien l cette personne, que vous avez vue monter la table sainte les yeux baisss, la prire sur les lvres ? O mon Dieu ! quelle horreur ! Peut-on bien y penser sans mourir de compassion ? Croiriez-vous, M.F., que cette mre qui, il y a trois semaines, envoyait sa fille se confesser, en lui recommandant avec raison de penser srieusement ce qu'elle allait faire, et en lui donnant un chapelet ou un livre ; aujourd'hui, lui dit de se rendre une danse, un mariage ou des fianailles. Ces mmes mains, qui lui ont donn un livre, sont employes lui arranger ses vanits, afin de mieux plaire au monde. Dites-moi, M.F., est-ce bien cette personne qui, ce matin, tait l'glise, chantait les louanges de Dieu, et qui maintenant emploie cette mme langue chanter de mauvaises chansons et tenir les discours les plus infmes ? Est-ce bien l ce matre ou ce pre de famille qui, tout l'heure, tait la sainte Messe avec un grand respect, qui semblait vouloir passer si saintement le dimanche, et que vous voyez maintenant travailler et faire travailler son monde ? O mon Dieu ! quelle horreur ! comment le bon Dieu va-t-il ranger tout cela au jour du jugement ? Hlas ! que de chrtiens damns !
Je dis plus, M.F. : celui qui veut plaire au monde et au bon Dieu, mne une vie des plus malheureuses. Vous allez le voir. Voici une personne qui frquente les plaisirs, ou qui a contract quelque mauvaise habitude ; quelle n'est pas sa crainte quand elle remplit ses devoirs de religion, c'est--dire quand elle prie le bon Dieu, quand elle se confesse, ou veut communier ? Elle ne voudrait pas tre vue de ceux avec qui elle a dans, et pass les nuits dans les cabarets, o elle s'est livre toutes sortes de dsordres. Est-elle venue bout de tromper son confesseur, en cachant tout ce qu'elle a fait de pire, et a-t-elle ainsi obtenu la permission de communier, ou plutt de faire un sacrilge ; elle voudrait communier avant ou aprs la sainte Messe, c'est--dire dans le moment o il n'y a personne. Mais elle est contente d'tre vue des personnes qui sont sages, qui ignorent sa mauvaise vie, et auxquelles elle espre inspirer une bonne opinion d'elle-mme. Avec les personnes de pit, elle parle de la religion ; avec les gens sans religion, elle ne parlera que des plaisirs du monde. Elle rougirait d'accomplir ses pratiques religieuses devant les compagnons ou devant les compagnes de ses dbauches. Cela est si vrai, qu'un jour quelqu'un m'a demand de le faire communier la sacristie, afin que personne ne le vt. Quelle horreur ! M.F., peut-on y penser et ne pas frmir d'une telle conduite !
Mais allons plus loin, vous allez voir l'embarras de ces pauvres personnes qui veulent suivre le monde sans quitter le bon Dieu, du moins en apparence. Voil les Pques qui approchent. Il faut aller se confesser ; ce n'est pas qu'elles le dsirent, ni qu'elles en sentent le besoin : elles voudraient bien plutt que les Pques n'arrivassent que tous les trente ans. Mais leurs parents tiennent encore la pratique extrieure de la religion ; ils sont contents que leurs enfants se prsentent la sainte Table, ils les pressent mme d'aller se confesser : en cela ils font trs mal. Qu'ils prient pour eux, et ne les tourmentent pas pour leur faire faire des sacrilges ; hlas ! ils en feront assez ! Pour se dlivrer de l'importunit de leurs parents, pour sauver les apparences, ces personnes se rassembleront afin de savoir quel confesseur il faut aller pour tre absoutes la premire ou la deuxime fois. Ç Voil dj plusieurs fois, dit l'une, que les parents me tourmentent de ce que je ne vais pas me confesser. O irons-nous ? È – Ç Il ne faut pas aller chez notre cur, il est trop scrupuleux ; il ne nous ferait pas faire de Pques. Il nous faut aller trouver un tel. Il a pass [1] telles et telles qui en ont bien autant commis que nous. Nous n'avons pas fait plus de mal qu'elles. È Une autre dira : Ç Je t'assure, que si ce n'taient mes parents, je ne ferais point de Pques ; puisque notre catchisme nous dit que pour faire une bonne confession, il faut quitter le pch et l'occasion du pch, et nous ne faisons ni l'un ni l'autre. Je te le dis sincrement, je suis bien embarrasse toutes les fois que les Pques arrivent. Je ne vois les heures [2] d'tre tablie pour ne plus courir. Alors je ferai une confession de toute ma vie pour rparer celles que je fais maintenant, sans cela je ne mourrais pas contente. È – Ç Eh bien ! lui dira une autre, il te faudra retourner celui qui t'a confesse jusqu' prsent, il te connatra bien mieux. È – Ç Ah ! certes non, j'irai celui qui ne m'a pas voulu passer, parce qu'il ne voulait pas me damner. È – Ç Ah ! que tu es bonne ! cela ne fait rien, ils ont bien tous le mme pouvoir. È – Ç Cela est bon dire tant que l'on se porte bien ; mais quand on est malade on pense bien autrement. Un jour, j'allais voir une telle, qui tait bien malade ; elle me dit que jamais elle ne retournerait se confesser ces prtres qui sont si faciles, et qui, en faisant semblant de vouloir vous sauver, vous jettent en enfer. È C'est ainsi que se conduisent beaucoup de ces pauvres aveugles. Ç Mon. pre, disent-elles au prtre, je viens me confesser vous, parce que notre cur est trop scrupuleux. Il veut nous faire promettre des choses que nous ne pouvons pas tenir ; il voudrait que nous fussions des saints, et cela n'est pas trop possible dans le monde. Il voudrait que nous ne missions jamais le pied la danse, que nous ne frquentassions jamais les cabarets ni les jeux. Si l'on a quelque mauvaise habitude, il n'accorde plus l'absolution qu'on ne l'ait quitte tout fait. S'il fallait faire tout cela, nous ne ferions jamais de Pques. Mes parents, qui ont bien de la religion, me sont toujours aprs, sur ce que je ne fais pas mes Pques. Je ferai tout ce que je pourrai ; mais l'on ne peut pas dire que l'on ne retournera plus dans ces amusements, puisque l'on ne sait pas les occasions que l'on pourra rencontrer. È – Ç Ah ! lui dira le confesseur tromp par ce beau langage, je vois que votre cur est un peu scrupuleux. Faites votre acte de contrition, je vais vous donner l'absolution, et tchez d'tre bien sage. È C'est--dire, baissez la tte ; vous allez fouler le sang adorable de Jsus-Christ, vous allez vendre votre Dieu comme Judas l'a vendu ses bourreaux, et demain vous communierez, ou plutt, vous irez le crucifier. O horreur ! abomination ! Va, infme Judas, va, l Table sainte ; va donner la mort ton Dieu et ton Sauveur ! Laisse crier ta conscience ; tche seulement d'en touffer les remords, autant que tu le pourras... Mais, M.F., je vais trop loin ; laissons ces pauvres aveugles leurs tnbres.
Je pense, M.F., que vous dsirez savoir ce que c'est que l'tat d'une me tide. H bien ! le voici : Une me tide n'est pas encore tout fait morte aux yeux de Dieu, parce que la foi, l'esprance et la charit, qui sont sa vie spirituelle, ne sont pas tout fait teintes. Mais, c'est une foi sans zle, une esprance sans fermet, une charit sans ardeur. Je vais vous faire le portrait d'un chrtien fervent, c'est--dire d'un chrtien qui dsire vritablement sauver son me, en mme temps que celui d'une personne qui mne une vie tide dans le service de Dieu. Mettons-les ct de l'un et de l'autre, et vous verrez-auquel des deux vous ressemblez. Un bon chrtien ne se contente pas de croire toutes les vrits de notre sainte religion, il les aime, il les mdite, il cherche tous les moyens de les apprendre ; il aime entendre la parole de Dieu ; plus il l'entend, plus il dsire l'entendre, parce qu'il dsire en profiter, c'est--dire viter tout ce que Dieu lui dfend et faire tout ce qu'il commande. Les instructions ne lui paraissent jamais trop longues ; au contraire, ces moments sont les plus heureux pour lui, puisqu'il apprend la manire dont il doit se conduire pour aller au ciel et sauver son me. Non seulement, il croit que Dieu le voit dans toutes ses actions et qu'il les jugera toutes l'heure de la mort ; mais encore il tremble toutes les fois qu'il pense qu'un jour il faudra aller rendre compte de toute sa vie devant un Dieu qui sera sans misricorde pour le pch. Il ne se contente pas d'y penser, de trembler ; mais il travaille se corriger chaque jour ; il ne cesse d'inventer tous les jours de nouveaux moyens pour faire pnitence ; il compte pour rien tout ce qu'il a fait jusque-l, et gmit d'avoir perdu beaucoup de temps, pendant lequel il aurait pu ramasser de grands trsors pour le ciel.
Qu'il est diffrent le chrtien qui vit dans la tideur ! Il ne laisse pas de croire toutes les vrits que l'glise croit et enseigne, mais c'est d'une manire si faible, que son cÏur n'y est presque pour rien. Il ne doute pas, il est vrai, que le bon Dieu le voit, qu'il est toujours en sa sainte prsence ; mais avec cette pense il n'est ni plus sage, ni moins pcheur ; il tombe avec autant de facilit dans le pch que s'il ne croyait rien ; il est trs persuad que, tant qu'il vit dans cet tat, il est ennemi de Dieu, mais il n'en sort pas pour cela. Il sait que Jsus-Christ a donn au sacrement de pnitence la puissance de remettre nos pchs, et de nous faire crotre en vertu. Il sait que ce sacrement nous accorde des grces proportionnes aux dispositions que nous y apportons ; n'importe : mme ngligence, mme tideur dans la pratique. Il sait que Jsus-Christ est vritablement dans le sacrement de l'Eucharistie, qu'il est une nourriture absolument ncessaire sa pauvre me ; cependant, vous voyez en lui peu de dsirs ! Ses confessions et ses communions sont trs loignes les unes des autres ; il ne se dcidera qu' l'occasion d'une grande fte, d'un jubil ou d'une mission ; ou bien, parce que les autres y vont, et non par le besoin de sa pauvre me. Non seulement il ne travaille pas mriter ce bonheur ; mais il ne porte pas mme envie ceux qui le gotent plus souvent. Si vous lui parlez des choses du bon Dieu, il vous rpond avec une indiffrence qui vous montre comme son cÏur est peu sensible aux biens que nous pouvons trouver dans notre sainte religion. Rien ne le touche : il coute la parole de Dieu, il est vrai ; mais souvent il s'ennuie ; il coute avec peine, par habitude, comme une personne qui pense qu'elle en sait assez, ou qu'elle en fait assez. Les prires qui sont un peu longues le dgotent. Son esprit est si rempli de l'action qu'il vient de finir, ou de celle qu'il va faire ; son ennui est si grand que sa pauvre me est comme l'agonie : il vit encore, mais il n'est capable de rien pour le ciel.
L'esprance d'un bon chrtien est ferme ; sa confiance en Dieu est inbranlable. Il ne perd jamais de vue les biens et les maux de l'autre vie. Le souvenir des souffrances de Jsus-Christ lui est continuellement prsent l'esprit ; son cÏur en est toujours occup. Tantt il porte sa pense dans les enfers, pour concevoir combien est grande la punition du pch et combien est grand le malheur de celui qui le commet, ce qui le dispose prfrer la mort mme au pch ; tantt pour s'exciter l'amour de Dieu, et pour sentir combien est heureux celui qui prfre le bon Dieu tout ; il porte sa pense dans le ciel. Il se reprsente combien est grande la rcompense de celui qui quitte tout pour le bon Dieu. Alors, il ne dsire que Dieu et ne veut que Dieu seul : les biens de ce monde ne lui sont rien ; il aime les voir mpriss et les mpriser lui-mme ; les plaisirs du monde lui font horreur. Il pense qu'tant le disciple d'un Dieu crucifi, sa vie ne doit tre qu'une vie de larmes et de souffrances. La mort ne l'effraie nullement, parce qu'il sait trs bien qu'elle seule peut le dlivrer des maux de la vie, et le runir son Dieu pour toujours.
Mais une me tide est bien loigne de ces sentiments. Les biens et les maux de l'autre vie ne lui sont presque rien : elle pense au ciel, il est vrai, mais sans dsirer vritablement d'y aller. Elle sait que le pch lui en ferme les portes ; malgr cela, elle ne cherche pas se corriger, du moins d'une manire efficace ; aussi se trouve-t-elle toujours la mme. Le dmon la trompe en lui faisant prendre beaucoup de rsolutions de se convertir, de mieux faire, d'tre plus mortifie, plus retenue dans ses paroles, plus patiente dans ses peines, plus charitable envers son prochain. Mais, tout cela ne change nullement sa vie : il y a vingt ans qu'elle est remplie de dsirs, sans avoir modifi en rien ses habitudes. Elle ressemble une personne qui porte envie celui qui est sur un char de triomphe, mais ne daigne pas seulement lever le pied pour y monter. Elle ne voudrait pas cependant renoncer aux biens ternels pour ceux de la terre ; mais elle ne dsire ni sortir de ce monde, ni aller au ciel, et si elle pouvait passer son temps sans croix et sans chagrins, elle ne demanderait jamais sortir de ce monde. Si vous lui entendez dire que la vie est bien longue et bien misrable, c'est seulement quand tout ne va pas selon ses dsirs. Si le bon Dieu, pour la forcer, en quelque sorte, se dtacher de la vie, lui envoie des croix ou des misres, la voil qui se tourmente, qui se chagrine, qui s'abandonne aux plaintes, aux murmures, et souvent une espce de dsespoir. Elle semble ne plus vouloir reconnatre que c'est le bon Dieu qui lui envoie ces preuves pour son bien ; pour la dtacher de la vie et l'attirer lui. Qu'a-t-elle pu faire pour les mriter ? pense-t-elle en elle-mme ; bien d'autres plus coupables qu'elle n'en subissent pas autant.
Dans la prosprit, l'me tide ne va pas jusqu' oublier le bon Dieu, mais elle ne s'oublie pas non plus elle-mme. Elle sait trs bien raconter tous les moyens qu'elle a employs pour russir ; elle croit que bien d'autres n'auraient pas eu le mme succs : elle aime le rpter, l'entendre rpter ; chaque fois qu'elle l'entend, c'est avec une nouvelle joie. A l'gard de ceux qui la flattent, elle prend un air gracieux ; mais pour ceux qui ne lui ont pas port tout le respect qu'elle croit mriter, ou qui n'ont pas t reconnaissants de ses bienfaits, elle garde un air froid, indiffrent, et semble leur dire qu'ils sont des ingrats qui ne mritaient pas de recevoir le bien qu'elle leur a fait.
Mais un bon chrtien, M.F., bien loin de se croire digne de quelque chose, et capable de faire le moindre bien, n'a que sa misre devant les yeux. Il se mfie de ceux qui le flattent, comme d'autant de piges que le dmon lui tend ; ses meilleurs amis sont ceux qui lui font connatre ses dfauts, parce qu'il sait qu'il faut absolument les connatre pour s'en corriger. Il fuit l'occasion du pch autant qu'il le peut ; se rappelant combien peu de chose le fait tomber, il ne compte plus sur toutes ses rsolutions, ni sur ses forces, ni mme sur sa vertu. Il connat, par sa propre exprience, qu'il n'est capable que de pcher ; il met toute sa confiance et son esprance en Dieu seul : Il sait que le dmon ne craint rien tant qu'une me qui aime la prire, ce qui le porte faire de sa vie une prire continuelle par un entretien intime avec le bon Dieu. La pense de Dieu lui est aussi familire que la respiration ; les lvations de son cÏur vers lui sont frquentes : il se plat penser lui comme son pre, son ami et son Dieu qui l'aime, et qui dsire si ardemment le rendre heureux dans ce monde, et encore plus dans l'autre. Un bon chrtien, M.F., est rarement occup des choses de la terre ; si vous lui en parlez, il montre autant d'indiffrence que les gens du monde en tmoignent quand on leur parle des biens de l'autre vie. Enfin, il fait consister son bonheur dans les croix, les afflictions, la prire, le jene et la pense de la prsence de Dieu. Pour une me tide, elle ne perd pas tout fait, si vous le voulez, la confiance en Dieu ; mais elle ne se mfie pas assez d'elle-mme. Quoiqu'elle s'expose assez souvent l'occasion du pch, elle croit toujours qu'elle ne tombera pas. Si elle vient tomber, elle attribue sa chute au prochain et elle affirme qu'une autre fois, elle sera plus ferme.
Celui qui aime vritablement le bon Dieu, M.F., et qui a cÏur le salut de son me, prend toutes les prcautions possibles pour viter l'occasion du pch. Il ne se contente pas d'viter les grosses fautes ; mais il est attentif dtruire les moindres fautes qu'il aperoit en lui. Il regarde toujours comme un grand mal tout ce qui peut dplaire tant soit peu Dieu ; ou pour mieux dire, tout ce qui dplat Dieu lui dplat. Il se regarde comme au pied d'une chelle au haut de laquelle il doit monter ; il voit que pour l'atteindre il n'a point de temps perdre ; aussi va-t-il tous les jours de vertus en vertus, jusqu'au jour de l'ternit. C'est un aigle qui fend les airs ; ou plutt c'est un clair qui ne perd rien de sa rapidit, de l'instant o il parat celui o il disparat. Oui, M.F., voil ce que fait une me qui travaille pour Dieu et qui dsire de le voir. Comme l'clair, elle ne trouve ni bornes ni retard, avant d'tre ensevelie dans le sein de son Crateur. Pourquoi notre esprit se transporte-t-il avec tant de rapidit d'un bout du monde l'autre ? C'est pour nous montrer avec quelle rapidit nous devons nous porter Dieu par nos penses et nos dsirs. Mais tel n'est pas l'amour de Dieu dans une me tide. L'on ne voit pas en elle ces dsirs ardents et ces flammes brlantes, qui font surmonter tous les obstacles qui s'opposent au salut. Si je voulais, M.F., vous peindre exactement l'tat d'une me qui vit dans la tideur, je vous dirais qu'elle est semblable une tortue ou un escargot. Elle ne marche qu'en se tranant sur la terre, et peine la voit-on changer de place. L'amour de Dieu, qu'elle ressent dans son cÏur, est semblable une petite tincelle de feu cache sous un tas de cendres ; cet amour est envelopp de tant de penses et de dsirs terrestres, que s'ils ne l'touffent pas, ils en empchent le progrs et l'teignent peu peu. L'me tide en vient ce point d'tre tout fait indiffrente sa perte. Elle n'a plus qu'un amour sans tendresse, sans activit et sans force, qui la soutient peine dans tout ce qui est essentiellement ncessaire pour tre sauve ; mais pour tout le reste, elle le regarde comme rien ou comme peu de chose. Hlas ! M.F., cette pauvre me est dans sa tideur, comme une personne entre deux sommeils. Elle voudrait agir ; mais sa volont est tellement molle qu'elle n'a ni la force, ni le courage d'accomplir ses dsirs [3] .
Il est vrai qu'un chrtien qui vit dans la tideur remplit encore assez rgulirement ses devoirs, du moins, en apparence. Il fera bien tous les malins sa prire, genoux ; il frquentera bien les sacrements, tous les ans, Pques, et mme plusieurs fois l'anne ; mais en tout cela, il y a tant de dgot, tant de lchet et tant d'indiffrence, si peu de prparation, si peu de changement dans sa manire de vivre, que l'on voit clairement qu'il ne s'acquitte de ses devoirs que par habitude et par routine ; parce que c'est une fte, et qu'il a l'habitude de les remplir en ce temps-l. Ses confessions et ses communions ne sont pas sacrilges, si vous le voulez ; mais ce sont des confessions et des communions sans fruit, qui, bien loin de le rendre plus parfait et plus agrable Dieu, ne le rendent que plus coupable. Pour ses prires, Dieu seul sait comment elles sont faites : hlas ! sans prparation. Le matin, ce n'est pas du bon Dieu qu'il s'occupe, ni du salut de sa pauvre me ; mais il ne pense qu' bien travailler. Son esprit est tellement envelopp des choses de la terre, que la pense de Dieu n'y a point de place. Il pense ce qu'il fera pendant la journe, o il enverra ses enfants et ses domestiques ; de quelle manire il s'y prendra pour activer son ouvrage. Pour faire sa prire, il se met genoux, il est vrai ; mais il ne sait ni ce qu'il veut demander au bon Dieu, ni ce qui lui est ncessaire, ni mme devant qui il se trouve ; ses manires, si peu respectueuses, l'annoncent bien. C'est un pauvre qui, quoique bien misrable, ne veut rien et aime sa pauvret. C'est un malade presque dsespr, qui mprise les mdecins et les remdes, et aime ses infirmits. Vous voyez cette me tide ne faire aucune difficult de parler, sous le moindre prtexte, dans le cours de ses prires ; un rien les lui fait abandonner, en partie, du moins, pensant qu'elle les fera un autre moment. Veut-elle offrir sa journe Dieu, dire son benedicite et ses grces ? Elle fait tout cela, il est vrai ; mais souvent sans penser, qui elle parle. Elle ne quittera mme pas son travail. Est-ce un homme ? Il tournera son bonnet ou son chapeau entre ses mains, comme pour examiner s'il est bon ou mauvais, comme s'il avait dessein de le vendre. Est-ce une femme ? Elle les rcitera en coupant le pain de sa soupe, ou en poussant son bois au feu, ou bien en criant aprs ses enfants ou ses domestiques. Les distractions dans la prire ne sont pas bien volontaires, si vous le voulez, on aimerait mieux ne pas les avoir ; mais, parce qu'il faut se faire quelque violence pour les chasser, on les laisse aller et venir leur gr.
Une me tide ne travaille peut-tre pas, le saint jour du dimanche, des ouvrages qui paraissent dfendus aux personnes qui ont un peu de religion ; mais faire quelques points d'aiguille, arranger quelque chose dans le mnage, envoyer ses bergers au champ, durant les offices, sous prtexte qu'ils n'ont pas bien de quoi donner leurs btes ; ils ne s'en font pas de scrupule, et ainsi aiment mieux laisser prir leur me et celles de leurs ouvriers que laisser prir leurs btes. Un homme arrangera ses outils, ses charrettes pour le lendemain ; il ira visiter ses terres, il bouchera un trou, il coupera quelques cordes, il apportera des seillons et les arrangera. Qu'en pensez-vous, M.F. ? n'est-ce pas, hlas ! la vrit toute pure ?...
Une me tide se confessera encore tous les mois, et mme bien plus souvent. Mais, hlas ! quelles confessions ? Point de prparation, point de dsirs de se corriger ; du moins ils sont si faibles et si petits, que le premier coup de vent les renverse. Toutes ses confessions ne sont qu'une rptition des anciennes, bienheureux encore s'ils n'ont rien y ajouter. Il y a vingt ans qu'ils accusaient ce qu'ils accusent aujourd'hui ; dans vingt ans s'ils se confessent encore, ce sera la mme rptition. Une me tide ne commettra pas, si vous voulez, de gros pchs ; mais une petite mdisance, un mensonge, un sentiment de haine, d'aversion, de jalousie, une petite dissimulation ne lui cotent gure. Si vous ne lui portez pas tout le respect qu'elle croit mriter, elle vous le fera bien apercevoir, sous prtexte que l'on offense le bon Dieu ; elle devrait plutt dire, parce qu'on l'offense elle-mme ; il est vrai qu'elle ne laissera pas de frquenter les sacrements, mais ses dispositions sont dignes de compassion. Le jour o elle veut recevoir son Dieu, elle passera une partie de la matine penser ses affaires temporelles. Si c'est un homme, il pensera ses marchs ou ses ventes ; si c'est une femme, elle pensera son mnage et ses enfants ; si c'est une fille, la manire dont elle va s'habiller ; si c'est un garon, il rvera quelques plaisirs frivoles, et le reste. Elle renferme son Dieu comme dans une prison obscure et malpropre, Elle ne lui donne pas la mort, mais il est dans ce cÏur sans joie et sans consolation ; toutes ses dispositions annoncent que sa pauvre me n'a plus qu'un souffle de vie. Aprs avoir reu la sainte communion, cette personne pense gure plus au bon Dieu que les autres jours. Sa manire de vivre nous annonce qu'elle n'a pas connu la grandeur de son bonheur.
Une personne tide rflchit peu sur l'tat de sa pauvre me, et ne revient presque jamais sur le pass ; si elle pense cependant mieux faire, elle croit qu'ayant confess ses pchs, elle doit tre parfaitement tranquille. Elle assiste la sainte Messe, peu prs comme une action ordinaire ; elle y pense peu srieusement, et ne fait point de difficult de causer de diffrentes choses en y allant ; elle ne pensera pas mme peut-tre une seule fois qu'elle va participer au plus grand de tous les dons que le bon Dieu puisse nous faire, tout Dieu qu'il est. Pour les besoins de son me, elle y pense, il est vrai, mais bien faiblement ; souvent mme elle se prsente devant le bon Dieu sans savoir ce qu'elle va lui demander. Elle se fait peu de scrupules de retrancher, sous le moindre prtexte, la Passion, la procession et l'eau bnite. Pendant les saints offices, elle ne veut pas dormir, il est vrai, et elle a mme peur qu'on l'aperoive ; mais elle ne se fait pas la moindre violence. Quant aux distractions pendant la prire ou la sainte Messe, elle ne voudrait pas les avoir ; mais comme il faudrait un peu combattre, elle les souffre avec patience, cependant sans les aimer. Les jours de jene se rduisent presque rien, soit parce qu'on avance l'heure du repas, soit parce qu'on collationne abondamment, ce qui revient un souper, sous le prtexte, que le ciel ne se prend pas par famine. Quand elle fait quelques bonnes actions, souvent son intention n'est pas bien purifie : tantt c'est pour faire plaisir quelqu'un, tantt c'est par compassion, et quelquefois pour plaire au monde. Avec eux, tout ce qui n'est pas un gros pch est assez bien. Ils aiment faire le bien, mais ils voudraient qu'il ne leur cott rien, ou du moins, bien peu. Ils aimeraient encore voir les malades, mais il faudrait que les malades vinssent les voir eux-mmes. Ils ont de quoi faire l'aumne, ils savent bien que telle personne en a besoin ; mais ils attendent qu'elle vienne le leur demander, au lieu de la prvenir, ce qui rendrait leur bonne Ïuvre bien plus mritoire. Disons mieux, M.F., une personne qui mne une vie tide, ne laisse pas que de faire beaucoup de bonnes Ïuvres, de frquenter les sacrements, d'assister rgulirement tous les saints offices ; mais en tout cela, vous ne voyez qu'une foi faible, languissante, une esprance que la moindre preuve renverse, un amour pour Dieu et pour le prochain qui est sans ardeur, sans plaisir ; tout ce qu'elle fait n'est pas tout fait perdu, mais peu s'en faut.
Voyez devant le bon Dieu, M.F., de quel ct vous tes : du ct des pcheurs, qui ont tout abandonn, qui ne pensent nullement au salut de leur pauvre me, qui se plongent dans le pch, sans remords ? Du ct des mes justes qui ne voient et ne cherchent que Dieu seul, qui sont toujours portes penser mal d'elles-mmes, et sont convaincues ds qu'on leur fait apercevoir leurs dfauts ; qui pensent toujours qu'elles sont mille fois plus misrables qu'on ne le croit, et qui comptent pour rien tout ce qu'elles ont fait jusqu' prsent ? Ou bien tes-vous du nombre de ces mes lches, tides et indiffrentes, telles que nous venons de les dpeindre ? Dans quel chemin marchons-nous ? Qui pourra s'assurer qu'il n'est ni grand pcheur, ni tide ; mais qu'il est lu ! Hlas ! M.F., combien semblent tre de bons chrtiens aux yeux du monde, qui sont des mes tides aux yeux de Dieu, qui connat notre intrieure.
II. – Mais, me direz-vous, de quels moyens faut-il donc se servir pour sortir de cet tat si malheureux. ? – M.F., si vous dsirez le savoir, coutez-le bien. Nanmoins laissez-moi vous dire encore que celui qui vit dans la tideur est dans un sens plus en danger que celui qui vit dans le pch mortel, et que les suites de cet tat sont peut-tre mme plus funestes. En voici la preuve. Un pcheur qui ne fait point de Pques ; ou qui a des habitudes mauvaises et criminelles, gmit de temps en temps sur son tat dans lequel il est rsolu de ne pas mourir ; il dsire mme en sortir, et il le fera un jour. Mais une me qui vit dans la tideur, ne pense nullement en sortir, parce qu'elle croit qu'elle est bien avec le bon Dieu.
Que conclure de tout cela ? Le voici, M.F. Cette me tide devient un objet insipide, fade et dgotant aux yeux de Dieu, qui finit par la vomir de sa bouche ; c'est--dire, qu'il la maudit et la rprouve. O mon Dieu, que cet tat perd des mes ! Veut-on faire sortir une me tide de son tat, elle rpond qu'elle ne veut pas tre une sainte ; que pourvu qu'elle aille au ciel, c'est assez. Vous ne voulez pas tre une sainte, dites-vous ; mais il n'y a que les saints qui vont au ciel. Ou tre un saint, ou tre un rprouv : il n'y a point de milieu.
Voulez-vous sortir de la tideur, M.F., transportez vous de temps en temps la porte des abmes, o l'on entend les cris et les hurlements des rprouv, et vous vous formerez une ide des tourments qu'ils endurent pour avoir vcu avec tideur et ngligence dans l'affaire de leur salut. Portez votre pense dans le ciel, et voyez quelle est la gloire des saints pour avoir combattu et s'tre fait violence pendant qu'ils taient sur la terre. Transportez-vous, M.F., dans le fond des forts et vous y trouverez ces multitudes de saints qui ont pass cinquante, soixante-dix ans, pleurer leurs pchs dans toutes les rigueurs de la pnitence. Voyez, M.F. Ce qu'ils ont-fait pour mriter le ciel. Voyez quel respect ils avaient de la prsence de Dieu ; quelle dvotion dans leurs prires, qui duraient toute leur vie. Ils avaient abandonn leurs biens, leurs parents et leurs amis pour ne plus penser qu' Dieu seul. Voyez leur courage combattre les tentations du dmon. Voyez le zle et l'empressement de ceux qui taient renferms dans les monastres se rendre dignes de s'approcher souvent des sacrements. Voyez leur plaisir pardonner et faire du bien tous ceux qui les perscutaient, qui leur voulaient et leur disaient du mal. Voyez leur humilit, leur mpris d'eux-mmes et leur bonheur se voir mpriser, et combien ils craignaient d'tre lous et estims du monde. Voyez avec quelle attention ils vitaient les plus petits pchs, et que de larmes ils ont verses sur leurs pchs passs. Voyez leur puret d'intention dans toutes leurs bonnes Ïuvres : ils n'avaient en vue que Dieu seul, ils dsiraient ne plaire qu' Dieu seul. Que vous dirai-je encore ? Voyez ces foules de martyrs qui ne peuvent se rassasier de souffrances, qui montent sur les chafauds avec plus de joie que les rois sur leurs trnes. Concluons, M.F. Il n'y a point d'tat plus craindre que celui d'une personne qui vit dans la tideur, parce qu'un grand pcheur se convertira plutt qu'une personne tide. Demandons au bon Dieu de tout notre cÏur, si nous sommes dans cet tat, de nous faire la grce d'en sortir, pour prendre la route que tous les saints ont prise, afin d'arriver au bonheur dont ils jouissent. C'est ce que je vous souhaite...