(DIXHUITIéME SERMON)
Reddite ergo quÏ sunt CÏsaris, CÏsari ; et qu¾ sunt Dei, Deo.
Rendez donc Csar ce qui est Csar, et Dieu ce qui
est Dieu.
(S. Matthieu, XXII, 21.)
Rendre Dieu ce qui est Dieu et au prochain ce qui lui est d ; rien n'est plus juste, rien n'est plus raisonnable. Si tous les chrtiens suivaient ce chemin, l'enfer n'en compterait aucun parmi ses habitants, et le ciel serait peupl. Ah ! plt Dieu, nous dit le grand saint Hilaire, que les hommes ne perdissent jamais de vue ce prcepte ! Mais, hlas ! combien se font illusion ! Ils passent leur vie tromper l'un, voler l'autre. Oui, M.F., rien de plus commun que les injustices, rien de plus rare que les restitutions. Le prophte Ose avait bien raison de dire que les injustices et les larcins couvraient la face de la terre, et qu'ils taient semblables au dluge qui a ravag l'univers [1] . Ah ! malheureusement, autant il y a de coupables, autant de personnes qui ne veulent pas le reconnatre. O mon Dieu ! que de voleurs la mort va faire dcouvrir ! Pour vous en convaincre, M.F., je vais vous montrer 1¡ que le bien mal acquis ne profite jamais ; 2¡ en combien de manires vous faites tort votre prochain ; 3¡ comment et qui vous devez rendre ce qui ne vous appartient pas.
I. – Nous sommes si aveugles, que nous passons notre vie chercher et ramasser des biens que nous perdrons malgr nous, tandis que nous laissons ceux que nous pouvons conserver pendant toute l'ternit. Les richesses de ce monde ne sont dignes que de mpris pour un chrtien, et c'est prcisment aprs elles seules que nous courons. L'homme donc est un insens, puisqu'il agit d'une manire toute contraire la fin pour laquelle Dieu l'a cr.
Je ne veux pas vous parler, M.F., de ceux qui prtent usure, sept, huit, neuf et dix pour cent ; laissons-les de ct. Il faudrait, pour leur faire sentir toute la grandeur et la noirceur de leur injustice et de leur cruaut, qu'un de ces vieux usuriers, qui, depuis trois ou quatre mille ans, brlent en enfer, vnt leur faire le rcit des tourments qu'il endure, et dont ses mille injustices sont la cause. Non, ce n'est pas l mon dessein. Ceux-l savent bien qu'ils font mal, et que jamais Dieu ne leur pardonnera, s'ils ne rendent qui ils ont fait tort. Tout ce que je leur dirais ne servirait qu' les rendre plus coupables. Entrons dans un dtail qui en regarde un plus grand nombre.
Je dis que le bien acquis injustement n'enrichira jamais celui qui le possde. Au contraire, il sera une source de maldictions pour toute sa famille. O mon Dieu, que l'homme est aveugle ! Il est parfaitement convaincu qu'il ne vient dans ce monde que pour un petit moment ; chaque instant, il en voit partir de plus jeunes et de plus robustes que lui ; n'importe, cela ne lui fait pas ouvrir les yeux. L'Esprit-Saint a beau lui dire par la bouche du saint homme Job, qu'il est venu dans le monde dpourvu de tout, et qu'il en sortira de mme [2] ; que tous ces biens, aprs lesquels il court, le quitteront tous au moment qu'il y pensera le moins : tout cela ne l'arrte pas encore. Saint Paul affirme que celui qui veut devenir riche par des voies injustes, ne tardera pas de tomber dans de grands garements ; bien plus ; qu'il ne verra jamais la face de Dieu [3] . Cela est si vrai que, sans un miracle de la grce, un avare ou, si vous voulez, une personne qui a acquis quelque bien par fraude ou par adresse, ne se convertira presque jamais, tant ce pch aveugle celui qui le commet. coutez comment saint Augustin parle ceux qui ont du bien d'autrui [4] . Vous aurez beau, leur dit-il, vous confesser, vous aurez beau faire pnitence et pleurer vos pchs, si vous ne rendez pas, quand vous le pouvez, jamais Dieu ne vous pardonnera. Toutes vos confessions et toutes vos communions ne seront que des sacrilges, que vous accumulerez les uns sur les autres. Ou rendez ce qui n'est pas vous, ou il faudra vous rsoudre aller brler dans les enfers. L'Esprit-Saint ne se contente pas seulement de nous dfendre de prendre et de dsirer le bien de notre prochain, il ne veut pas mme que nous le regardions, dans la crainte que cette vue nous y fasse porter la main dessus. Le prophte Zacharie nous dit que la maldiction du Seigneur restera sur la maison du larron jusqu' ce qu'elle soit dtruite [5] . Et moi je dis que non seulement le bien acquis par fraude ou par adresse ne profitera pas ; mais qu'il sera cause que votre bien acquis lgitimement prira, et que vos jours seront abrgs. Si vous en doutez, coutez-moi un instant, vous en serez convaincus.
Nous lisons dans l'criture sainte [6] que le roi Achab voulant agrandir son jardin, alla trouver un homme, nomm Naboth, pour lui demander acheter sa vigne : Ç Non, lui dit Naboth, c'est l'hritage de mes pres, je veux la garder. È Le roi fut si outr de ce refus, qu'il en tomba malade. Il n'en pouvait ni boire, ni manger, et se mit au lit. La reine vint et lui demanda la cause de sa maladie. Le roi rpondit qu'il voulait agrandir son jardin, et que Naboth avait refus de vendre sa vigne. Ç H quoi ! rpartit la reine, o est donc votre autorit ? Ne vous mettez point en peine ; je vous la ferai bien avoir. È Elle se hte d'aller trouver quelques personnes qui, gagnes par de l'argent, tmoignrent que Naboth avait blasphm contre Dieu et contre Mose. Ce pauvre homme eut beau se dfendre, en affirmant qu'il tait innocent du crime dont on l'accusait ; on ne le crut pas ; il fut entran et assomm coups de pierres. La reine, le voyant baign dans son sang, courut vers le roi, pour lui dire de prendre possession de la vigne, parce que celui qui avait t assez hardi pour la lui refuser tait mort. A cette nouvelle, le roi guri courut comme un dsespr, prendre possession de la vigne. Ce malheureux ne pensait pas que c'tait l que Dieu l'attendait pour le punir. Le Seigneur appelle son prophte lie, lui commande d'aller trouver le roi, et de lui dire de sa part que, dans l'endroit mme o les chiens avaient lch le sang de Naboth, ils lcheraient son propre sang, et que aucun de ses enfants ne rgnerait aprs lui. Il l'envoie aussi la reine Jzabel pour lui annoncer que les chiens la mangeront en punition de son crime. Tout arriva comme le prophte l'avait prdit. Le roi, massacr dans un combat, les chiens lchrent son sang. Un nouveau roi appel Jhu, entrant dans la ville, vit une femme assise une fentre. Elle s'tait pare comme une desse, dans l'espoir de charmer le cÏur du nouveau roi. Celui-ci demande quelle est cette crature. On lui rpond que c'est la reine Jzabel. Aussitt il commande de la jeter en bas. Les hommes et les chevaux l foulrent aux pieds. Le soir tant venu, lorsqu'on voulut lui donner la spulture, on ne trouva plus que quelques morceaux de son corps : les chiens avaient mang le reste. Ç Ah ! s'cria Jhu, voil donc accomplie la parole du prophte [7] . È Le roi Achab laissait soixante et dix enfants, tous princes ; ce nouveau roi ordonna qu'on leur trancht tous la tte, et qu'on la mt dans des paniers la porte de la ville pour montrer, par un spectacle aussi affreux, quels malheurs les injustices des parents attirent sur leurs enfants [8] . Saint Victor nous rapporte un exemple qui n'est pas moins tonnant. Un homme, nous dit-il, tait entr dans le grenier de son voisin pour lui voler du bl. Au moment o il prenait son sac, le dmon s'empara de lui, et, devant tout le monde, le trana comme s'il l'eut emmen aux enfers [9] . O mon Dieu, que l'homme est aveugle de se damner pour si peu de chose.
La seconde raison, qui doit nous faire craindre de prendre le bien d'autrui, c'est qu'il nous conduit en enfer. Le prophte Zacharie dit que, dans une vision, Dieu lui fit voir un livre o il tait crit que jamais les ravisseurs du bien d'autrui ne verraient Dieu, et qu'ils seraient jets dans les flammes [10] . Et cependant, M.F., il en est qui sont tellement aveugls, qu'ils aimeraient mieux mourir et tre damns, que de rendre le bien mal acquis, tandis que la mort est sr le point de l'arracher de leurs mains. Un homme avait pass sa vie voler et piller... N'tant g que de trente ans, il fut atteint de la maladie dont il mourut. Un de ses amis, voyant qu'il ne demandait point de prtre, va lui-mme en chercher un. Ç Mon ami, lui dit le prtre, vous me paraissez bien malade. Vous ne pensiez donc pas me demander ? vous voulez bien vous confesser ? – Ç Ah ! Monsieur, rpond le malade d'un air tout gar, vous me croyez donc dj mort ? È – Ç Mais, mon ami, plus vous aurez de connaissance, mieux vous recevrez les sacrements. È – Ç Ne me parlez pas de cela, je suis fatigu dans ce moment ; quand je serai mieux, j'irai vous trouver l'glise. È – Ç Non, mon ami, si vous veniez mourir sans tre administr, j'aurais trop de regret. Puisque je suis ici, je ne m'en irai pas avant de vous avoir confess. È Se voyant comme forc, il y consent ; mais comment le fait-il ? comme une personne qui a du bien d'autrui, et qui ne veut pas le rendre. Il n'en dit rien... – Ç Si vous allez plus mal, je reviendrai vous apporter le bon Dieu. È En effet, le malade va du ct de la mort ; l'on court avertir le prtre que son pnitent expire. Il se hte d'accourir. Lorsque le malade entendit la clochette, il demanda ce que c'tait, et, apprenant que monsieur le cur lui apportait le bon Dieu : Ç Eh quoi ! s'cria-t-il, ne vous avais-je pas dit que je ne voulais pas le recevoir ? Dites-lui de ne pas aller plus loin. È Le prtre entra cependant, et, s'approchant de son lit : Ç Vous ne voulez donc pas recevoir le bon Dieu qui vous consolerait, et qui vous aiderait souffrir vos peines. È – Ç Non, non, j'ai dj fait assez de mal. È – Mais vous allez scandaliser toute la paroisse. – Eh ! que m'importe que tout le monde sache que je suis damn ? – Si vous ne voulez pas recevoir les sacrements, vous ne pourrez pas tre enterr chrtiennement. – Un damn mrite-t-il tre enterr parmi les saints ? Lorsque le dmon aura pris ma maudite me, jetez mon corps au loup, comme celui d'un animal... È. Voyant sa femme en pleurs : Ç Tu pleures ? console-toi ; si tu m'as accompagn pour aller, la nuit, voler les voisins, tu ne tarderas pas venir me rejoindre dans les enfers. È Il s'criait dans son dsespoir : Ç Ah ! horreur des enfers, ouvre tes abmes ! viens m'arracher de ce monde, je ne peux plus y tenir. È Et il meurt avec des signes visibles de rprobation. – Mais, me direz-vous, il avait certainement commis de grands crimes. – Hlas ! mon ami, si j'osais, je vous dirais qu'il ne faisait que ce que vous faites presque tous ; tantt c'tait un fagot, tantt une brasse de foin ou une gerbe de bl.
II. – Si je voulais, M.F., examiner la conduite, de ceux qui sont ici prsents, je ne trouverais peut-tre que des voleurs. Cela vous tonne ? coutez-moi un instant et vous allez reconnatre que cela est vrai. Si je commence par examiner la conduite des domestiques, je les trouve coupables du ct de leurs matres et du ct des pauvres. Du ct de leurs matres, les domestiques sont coupables, et, par consquent, obligs restituer toutes les fois qu'ils ont pris plus de temps qu'il ne fallait pour se dlasser, qu'ils en ont perdu dans les cabarets ; s'ils ont laiss perdre ou prendre le bien de leurs matres, et que pouvant l'empcher ils ne l'aient pas fait. De mme, si, en se louant, un serviteur a assur qu'il tait capable de faire certains ouvrages, sachant trs bien qu'il l'ignorait ou ne le pouvait...., il est oblig de ddommager son matre de la perte qui est la consquence de son ignorance ou de sa faiblesse. De plus, il vole les pauvres toutes les fois qu'il dpense son argent au jeu, au cabaret ou d'autres inutilits. – Mais, me direz-vous, cet argent est bien moi puisque c'est mon gage. – Je vous rpondrai : Vous avez travaill pour le gagner, c'est vrai, et pourtant vous tes coupable ; vous allez le comprendre. Peut-tre vos parents sont-ils assez pauvres pour tre obligs d'avoir recours la charit publique ; si vous aviez conserv vos gages, vous pourriez les soulager : vous tes dans l'impossibilit de le faire ; n'est-ce donc pas voler les pauvres ? Une fille [11] ou un garon ont [12] dpens tout leur argent, l'une acheter des vanits, l'autre dans les cabarets ou les jeux ; si le bon Dieu leur envoie quelque maladie ou infirmit, ils sont obligs d'aller l'hpital manger le pain des pauvres ; ou bien ils attendront qu'une personne charitable leur tende la main, et leur donne ce qui fera faute d'autres encore plus malheureux. S'ils entrent en mnage, les voil avec leurs enfants, rduits la misre. Pourquoi cela ? sinon parce que tant jeunes, ils n'ont rien su rserver. N'est ce pas, ma sÏur ; si l'on rflchissait un peu, la vanit ne monterait pas si haut ? Ce qu'il y a de plus malheureux, c'est que, non seulement vous prodiguez un bien qui vous fera dfaut ; mais vous perdez votre pauvre me.
Mais voici un pch d'autant plus dplorable qu'il est plus commun, c'est celui des enfants et des domestiques qui volent leurs parents ou leurs matres. Les enfants ne doivent jamais rien prendre leurs parents sous prtexte qu'on ne leur donne pas assez. Quand vos parents vous ont nourris, vtus et instruits, ils ne vous doivent rien de plus. D'ailleurs, ds lors qu'un enfant vole ses parents, on le regarde comme capable de tout. Tout le monde le fuit et le mprise. Un domestique me dira : L'on ne me paie pas de mes peines, il faut bien que je me rcompense. – L'on ne vous paie pas de vos peines, mon ami, pourquoi restez-vous chez ces matres ? Lorsque vous vous tes lou, vous saviez bien quel tait votre gage et ce que vous pouviez mriter ; il fallait vous adresser ailleurs, o vous auriez gagn davantage. Et que ceux qui reoivent chez eux ce que les domestiques volent leurs matres ou les enfants leurs parents fassent bien attention ! Ces objets ne seraient-ils rests chez eux que cinq minutes, et quand mme ils n'en connatraient pas la valeur, ces receleurs sont obligs restituer, sous peine de damnation, si les coupables ne le rendent pas eux-mmes. Il en est qui achteront quelque objet, d'un enfant ou d'un domestique : or ; ils le paieraient plus que cela ne vaut, ils sont obligs de rendre au matre ou l'objet ou sa valeur ; sans quoi ils seront jets en enfer. Si vous avez conseill une autre personne de drober ; quand mme vous n'auriez tir aucun profit, si le voleur ne restitue pas, c'est vous de le faire ; sinon, vous ne pouvez plus esprer le ciel.
Les vols les plus communs se font dans les ventes et les achats. Entrons dans le dtail, afin que vous connaissiez le mal que vous faites, et, en mme temps, vous puissiez vous corriger. Lorsque vous portez vendre vos denres, l'on vous demandera si vos Ïufs ou votre beurre sont bien frais, vous vous empresserez de rpondre que oui ; tandis que vous savez trs bien le contraire. Pourquoi le dites-vous, sinon pour voler deux ou trois sous une pauvre personne, qui, peut-tre, les a emprunts pour entretenir son mnage ? Une autre fois, c'est en vendant du chanvre. Vous aurez la prcaution de cacher en dedans le plus petit ou le plus mauvais. Vous direz peut-tre : Si je ne fais pas ainsi, je ne le vendrai pas autant. – C'est--dire, si vous vous conduisiez comme un bon chrtien, – vous ne voleriez pas comme vous le faites. Une autre fois, vous vous tes bien aperu que dans votre compte l'on vous avait donn plus qu'il ne fallait, mais vous n'avez rien dit. – Tant pis pour cette personne, ce n'est pas ma faute. – Ah ! mon ami, un jour viendra o l'on vous dira peut-tre avec plus de raison : Tant pis pour toi !... Telle personne veut vous acheter du bl, du vin ou des btes. Elle vous demandera si ce bl est d'une bonne anne. Sans balancer vous l'assurez que cela est. Votre vin, vous le mlangez avec d'autre mauvais, et vous le vendez comme tout bon. Si l'on ne veut pas vous croire, vous le jurez, et ce n'est pas une fois, mais vingt fois que vous donnez votre me au dmon. Oh ! mon ami, tu n'as pas besoin de tant te tourmenter pour te donner lui ; il y a longtemps que, tu lui appartiens ! Cette bte, vous dira-t-on encore, a-t-elle quelque dfaut ? Il ne faut pas me tromper, je viens d'emprunter cet argent, si vous le faites, me voil dans la misre. – Ah ! certes non, reprenez-vous ; cette bte est trs bonne. Si je la vends, ce n'est pas sans en tre fch ; si je pouvais faire autrement, je ne la vendrais pas. Et en ralit, vous ne la vendez que parce qu'elle ne vaut rien et ne peut plus vous servir : – Je fais comme les autres ; tant pis pour celui qui est attrap. L'on m'a tromp, je tche de tromper, sans quoi je perdrais trop. – N'est-ce pas, mon ami, les autres se damnent, il faut bien que vous vous damniez aussi ; ils vont en enfer, il faut bien que vous y alliez avec eux ? Vous aimez mieux avoir quelques sous de plus, et aller brler en enfer pendant toute l'ternit ! Eh bien ! je vous dis que si vous avez vendu une bte avec des dfauts cachs, vous tes oblig de ddommager l'acheteur, de la perte que ces dfauts cachs peuvent lui avoir cause ; sans quoi, vous serez damn. – Ah ! si vous tiez notre place, vous feriez bien comme nous. – Oui ; sans doute, je ferais comme vous, si, comme vous, je voulais me damner ; mais, voulant me sauver, je ferais tout le contraire de ce que vous faites. D'autres personnes passant dans un pr, une ravire [13] ou un verger, ne feront point difficult de remplir leur tablier d'herbes ou de raves, et d'emporter leurs paniers et leurs poches pleins de fruits. Des parents verront venir leurs enfants les mains pleines de choses voles, et les reprendront en riant. – Eh ! c'est bien grand'chose que cela ! – M.F., si vous prenez tantt pour un sou, tantt pour deux, vous aurez bientt fait la matire d'un pch mortel. D'ailleurs, vous pouvez commettre un pch mortel en ne prenant qu'un centime si vous dsirez prendre trois francs. Que doivent donc faire les parents lorsqu'ils voient venir leurs enfants avec quelque objet vol ? le voici : ils doivent les obliger aller le rendre eux-mmes ceux qu'ils ont vols. Une ou deux fois suffiront pour les corriger. Un exemple va vous montrer combien vous devez tre fidles cela. Il est rapport qu'un enfant de neuf dix ans commenait faire de petits vols, comme prendre des fruits ou autres petites choses de peu de valeur. Il alla toujours en augmentant, au point qu'il fut plus tard conduit sur l'chafaud. Avant de mourir, il demanda aux juges que l'on fit venir ses parents ; lorsqu'ils furent prsents : Ç O malheureux pre et malheureuse mre, s'cria-t-il, je veux que tout le monde sache que vous tes cause de ma mort honteuse. Vous tes dshonors aux yeux du monde ; mais vous tes des malheureux ! si vous m'aviez corrig au commencement de mes petits vols, je n'aurais point commis ceux qui m'ont conduit sur cet chafaud. È Je dis, M.F., que les parents doivent tre sages par rapport leurs enfants, quand bien mme ils oublieraient qu'ils ont une me sauver. L'on voit en effet, pour l'ordinaire, que tels sont les parents, tels sont les enfants. Tous les jours on entend dire : Un tel a des enfants qui suivront bien les traces qu'ils ont suivies tant jeunes. – Cela ne vous regarde pas, me direz-vous, laissez-nous tranquilles, ne venez pas nous troubler ; nous ne pensions plus cela, et vous nous le remettez devant les yeux. Le feu de l'enfer n'est-il donc pas assez rigoureux, ni l'ternit assez longue, pour que vous nous fassiez souffrir ainsi ds ce monde ! – C'est bien vrai, M.F., mais c'est prcisment parce que je ne voudrais pas vous voir damns. – Eh bien ! tant pis pour nous ; si nous faisons le mal, ce n'est pas vous qui en subirez la peine. – Si vous tes contents, la bonne heure !
Quelquefois, ce sera un cordonnier qui emploiera du mauvais cuir et du mauvais fil ; et qui les fera payer comme bons. Ou encore, ce sera un tailleur qui, sous prtexte qu'il ne reoit pas un assez bon prix de faon, gardera un morceau d'toffe sans en rien dire. O mon Dieu ! que la mort va faire dcouvrir de voleurs !... C'est encore un tisserand qui gte une partie de son fil, plutt que de prendre la peine de le dbrouiller ; ou bien, il en mettra du moindre, et gardera, sans en rien dire, celui qu'on lui a confi. Voil une femme qui l'on donnera du chanvre filer, elle en jettera une partie, sous prtexte qu'il n'est pas bien peign, en gardera quelque peu, et, mettant son fil dans un endroit humide, le poids y sera tout de mme. Elle ne pense peut-tre pas qu'il appartient un pauvre domestique, auquel ce fil ne fera point d'usage, parce qu'il est dj moiti pourri : elle sera donc cause des nombreux jurements qu'il fera contre son matre [14] . Un berger sait trs bien qu'il n'est pas permis de mener patre dans ce pr, ou ce bois ; n'importe, si on ne le voit pas, cela lui suffit. Un autre sait que l'on a dfendu d'aller ramasser l'ivraie dans ce bl parce qu'il est en fleur ; il regarde si personne ne le voit et il y entre. Dites-moi, M.F., seriez-vous bien contents si votre voisin vous faisait cela ? Non, sans doute ; eh bien ! croyez que celui ........
Si maintenant nous examinons la conduite des ouvriers, il en est une bonne partie qui sont des voleurs. Dans un moment vous en serez convaincus. – Si on les fait travailler prix faits [15] , soit pour piocher, soit pour miner, ou pour tout autre travail ; ils en massacreront [16] la moiti, et ne laisseront pas que de bien se faire payer. Si on les loue la journe, ils se contentent de bien travailler quand le matre les regarde, et ensuite ils se mettent causer ou ne rien faire. Un domestique ne fera pas difficult de recevoir et bien traiter ses anis en l'absence de ses matres, sachant bien que ceux-ci ne le souffriraient pas. D'autres feront de grosses aumnes, afin d'tre considrs comme des personnes charitables... Ne devraient-ils pas, au contraire, donner de leur gage qu'ils dissipent si souvent en vanits ? Si cela vous est arriv, n'oubliez pas que vous tes obligs rendre qui de droit tout ce que vous avez donn aux pauvres, l'insu et contre le gr de vos matres. C'est encore un premier domestique, auquel son patron aura confi la surveillance des autres ou de ses ouvriers, et qui, sur leur demande, leur donnera du vin ou toute autre chose ; faites-y bien attention : si vous savez donner, il faudra savoir rendre, sous peine de damnation. Un homme d'affaire aura t charg d'acheter du bl, du foin ou de la paille, il dira au marchand : Ç Faites-moi un billet, sur lequel vous compterez en plus mon matre quelques bichets [17] de bl, dix, douze quintaux de paille ou de foin que vous ne m'en livrez. Cela ne peut pas faire tort. È Or, si ce pauvre aveugle livre un tel billet, il est oblig de rendre lui-mme l'argent que cet homme va faire donner en plus son matre, sinon, il doit se rsoudre aller brler en enfer.
Si nous nous tournons maintenant du ct des matres, je crois que nous ne manquerons pas d'y trouver des voleurs. En effet, combien de matres ne donnent pas tout ce dont ils sont convenus avec leurs domestiques ; qui, voyant arriver la fin de l'anne, font tout leur possible pour les faire partir, afin de n'avoir point les payer. Si une bte vient prir malgr les soins de celui qui en tait charg, ils lui en retiendront le prix sur son gage de sorte qu'un pauvre enfant aura travaill toute l'anne, et au bout de ce temps se trouvera sans rien : Combien encore, ayant promis de la toile, la feront faire ou plus troite, ou de plus mauvais fil, ou mme la font attendre plusieurs annes ; jusqu'au point qu'il faut les appeler en justice pour les obliger payer. Combien enfin en labourant, fauchant, moissonnant, dpassent les bornes ; ou bien coupent chez leur voisin un scion [18] pour s'en faire un manche de pioche, une riote [19] ou une corde leur charrette. N'avais-je pas raison de dire, M.F., que si nous examinions de bien prs la conduite des gens du monde, nous ne trouverions que des voleurs et des adroits [20] ? Ne manquez pas de vous examiner sur ce que nous venons de dire : si votre conscience crie, htez-vous de rparer le mal que vous avez fait, et tandis qu'il en est temps encore, rendez de suite, si vous le pouvez, ou, au moins, travaillez de toutes vos forces vous mettre en tat de restituer ce que vous avez mal acquis : Rappelez-vous aussi de dire dans vos confessions combien de fois vous avez nglig de rendre, quand vous tiez en tat de le faire ; car, Dieu vous en donnant la pense, ce sont l tout autant de grces mprises. Je vous parlerai aussi d'un vol assez commun dans les familles, o certains hritiers, lors du partage, dissimulent autant de bien qu'ils le peuvent. Ceci est un vritable larcin, et on est oblig restitution, sans quoi l'on est perdu.
Je vous l'ai dit en commenant, rien n'est plus commun que l'injustice, et rien de plus rare que la restitution : il eu est peu, comme vous voyez, qui n'aient quelque chose sur la conscience. H bien ! o sont ceux qui restituent ? Je n'en sais rien. Cependant, M.F., quoique nous soyons obligs de rendre le bien mal acquis sous peine de damnation, lorsque nous le rendons, Dieu ne laisse pas de nous rcompenser. Un exemple vous le prouvera clairement, Un boulanger, qui avait, depuis plusieurs annes, fait usage de faux poids et de fausses mesures, voulant mettre sa conscience en repos, consulta son confesseur, qui lui conseille de faire, pendant quelque temps, le poids un peu plus fort, Le bruit s'en tant rpandu, le concours de clients devint trs grand, et, quoiqu'il gagnt peu, Dieu permit qu'en restituant, il augmentt considrablement sa fortune.
III. – Maintenant, allez-vous dire, nous pouvons esprer connatre, du moins en gros, la manire dont nous pouvons faire tort. Mais comment et qui faut-il donc rendre ? – Vous voulez restituer ? Eh bien ! coutez-moi un instant, et vous allez le savoir. Il ne faut pas se contenter de rendre la moiti, ni les trois quarts ; mais tout, si vous le pouvez ; sans quoi vous serez damns. Il en est qui, sans examiner le nombre de personnes auxquelles ils ont fait tort, feront quelque aumne, ou feront dire quelques messes ; et, aprs cela, ils se croiront en sret. C'est vrai, les aumnes et les messes sont de trs bonnes choses ; mais il faut qu'elles soient donnes de votre argent, et non pas de celui de votre prochain. Cet argent n'est pas vous ; donnez-le son matre, et ensuite donnez du vtre, si vous voulez : vous ferez trs bien. Savez-vous comment saint Chrysostome appelle ces aumnes ? les aumnes de Judas et du dmon. Lorsque Judas eut vendu Notre-Seigneur, se voyant condamn, il courut rendre l'argent aux docteurs ; ceux-ci, quoique trs avares, ne le voulurent point accepter ; ils en achetrent un champ pour enterrer les trangers. – Mais, me direz-vous, quand ceux qui on a fait tort sont morts, qui faut-il donc rendre ? Ne peut-on pas le garder ou le donner aux pauvres ? – Mon ami, voil ce que vous devez faire. S'ils ont des enfants, c'est eux qui vous devez donner ; s'ils n'ont point d'enfants, c'est aux parents, aux hritiers ; s'ils n'ont point d'hritiers, vous devez aller trouver votre pasteur, qui vous dira ce que vous avez faire. Il en est d'autres qui disent : J'ai bien fait tort un tel, mais il est assez riche : je connais une pauvre personne qui en a un bien plus grand besoin. Mon ami, donnez cette personne de votre bien ; mais rendez votre prochain le bien que vous lui avez pris. – Il en fera un mauvais usage. – Cela ne vous regarde, pas ; donnez-lui son bien, priez pour lui et dormez tranquille [21] .
Hlas ! aujourd'hui les gens du monde sont si avares, si attachs aux biens de la terre, que, croyant n'avoir jamais assez eu, c'est qui sera le plus adroit et trompera le mieux les autres. Mais vous, M.F., n'oubliez pas que si vous connaissez les personnes qui vous avez fait tort, quand mme vous auriez donn le double aux pauvres ; si vous ne rendez pas au matre ce que vous lui avez pris, vous serez damns. Je ne sais pas si votre conscience est tranquille, j'en doute bien !... J'ai dit que le monde est rempli de voleurs et d'adroits. Les marchands volent en trompant avec les poids et les mesures ; ils profitent de la simplicit d'une personne pour vendre plus cher, ou pour acheter meilleur march, les matres volent les domestiques en leur faisant perdre une partie de leurs peines [22] ; d'autres, en les leur faisant attendre un temps considrable, en leur dcomptant jusqu' un jour de maladie, comme s'ils avaient pris leur mal chez un voisin et non leur service !... De leur ct, les domestiques volent leurs matres, tantt en ne faisant pas leur ouvrage, tantt en laissant perdre le bien par leur faute ; un ouvrier se fait payer, tandis que son ouvrage est fait moiti. Ceux qui tiennent les cabarets ; ces rservoirs d'iniquits, ces portes de l'enfer, ces calvaires o Jsus-Christ est sans cesse crucifi ; ces coles infernales o Satan enseigne sa doctrine, o se dtruisent la religion et les mÏurs. Les cabaretiers, dis-je, volent le pain d'une pauvre femme et de ses enfants en donnant du vin ces ivrognes, qui dpensent le dimanche tout ce qu'ils auront gagn la semaine. Un granger [23] dtournera mille choses son profit, avant que le matre ne partage, et n'en tiendra pas compte. O mon Dieu ! o en sommes-nous ? Que de choses examiner l'heure de la mort !... Si leur conscience crie trop fort, ces gens-l iront trouver un ministre du Seigneur. Ils voudraient obtenir la remise de leur dette ; si, au contraire, on les presse de restituer, ils trouveront mille prtextes pour prouver que d'autres leur ont fait tort aussi, et qu'ils ne le peuvent en ce moment : Ah ! mon ami, je ne sais pas si le bon Dieu va se contenter de vos raisons ? Si vous vouliez retrancher un peu de ces vanits, de ces gourmandises, de ces jeux ; aller un peu moins au cabaret et la danse, et redoubler votre travail ; vous auriez bientt acquitt une partie de vos dettes : Prenez bien garde, si vous ne faites pas votre possible pour rendre chacun ce que vous lui devez, quelque pnitence que vous fassiez, vous ne laisserez pas de tomber en enfer : vous en tes srs !...
Vous en trouverez d'assez aveugles pour dire que leurs enfants le feront aprs leur mort. Vos enfants, mon ami, le feront comme vous le faites. D'ailleurs, voulez-vous que vos enfants aient plus soin de votre me que vous-mme ? Vous serez damn, voil ce qu'il vous arrivera. Dites-moi, avez-vous donc bien satisfait toutes les petites injustices que vos parents avaient faites ? Vous vous en tes bien gards ; et vos pauvres parents sont en enfer, pour n'avoir pas restitu de leur vivant, se fiant trop votre bon vouloir. Enfin, pour couper plus court, combien en est-il parmi ceux qui m'coutent que leurs parents ont chargs, il y a peut-tre plus de vingt ans, de faire des aumnes, ou bien de donner des messes, et aucun ne l'a fait. Ils s'en sont bien gards ! Ils prfrent agrandir leurs terres, frquenter les jeux et les cabarets, acheter des vanits leurs enfants.
Saint Antonin rapporte qu'un usurier aima mieux mourir sans sacrements que de rendre ce qui ne lui appartenait pas. Il n'avait que deux fils ; l'un craignait Dieu et l'autre, non. Celui qui avait souci du salut de son me fut si touch de l'tat malheureux dans lequel son pre tait mort, qu'aprs avoir employ une partie de sa fortune rparer les injustices paternelles, il se fit moine, pour n'avoir plus penser qu' Dieu seul. L'autre, au contraire, dissipa tout son argent en dbauches et mourut subitement. La nouvelle en fut porte au religieux, qui se mit aussitt en oraison. Il vit alors en esprit la terre entr'ouverte, et, dans son centre, un gouffre profond vomissant des flammes. Au milieu de ces flammes, son pre et son frre brlaient et se maudissaient l'un l'autre. Le pre maudissait son fils ; car, voulant lui laisser plus de biens, il n'avait pas craint de se damner pour lui, et le fils reprochait son pre les mauvais exemples qu'il en avait reus.
Vous parlerai-je de ceux qui attendent jusqu' leur mort avant de restituer ? Je vais vous prouver par deux exemples que, le moment venu, ou vous ne le voudrez pas, ou, quand mme vous le voudriez, vous ne le pourrez plus. 1¡ Vous ne le voudrez pas. On raconte que le pre d'une nombreuse famille tant sur le point de mourir, ses enfants lui dirent : Ç Pre, vous le savez, ce bien que vous nous laissez n'est pas nous : il faudrait le rendre. – Mes enfants, leur dit le pre, si je rendais tout ce qui n'est pas moi, il ne vous resterait presque rien. – Pre, nous aimons mieux travailler pour gagner notre vie, que si vous tiez damn. – Non, mes enfants, je ne veux pas restituer ; vous ne savez pas ce que c'est que d'tre pauvres. – Si vous ne rendez pas, vous irez en enfer. – Non, je ne rendrai rien. È Il meurt en rprouv... O mon Dieu ! comme le pch d'avarice aveugle l'homme ! 2¡ J'ai dit que, quand mme vous le voudriez ce moment, vous ne le pourrez pas. Il est rapport par un missionnaire qu'un pre, voyant sa fin prochaine, fit venir ses enfants prs de son lit, et leur dit : Ç Mes enfants, vous savez que j'ai fait tort bien du monde ; si je ne rends pas, je suis perdu. Allez chercher un notaire, pour recevoir mes dispositions. – Eh quoi ! mon pre, lui rpondent ses enfants, voudriez-vous vous dshonorer et nous aussi, en vous faisant passer pour un malhonnte homme ? Voudriez-vous nous rduire la misre, et nous envoyer mendier notre pain. – Mais, mes enfants, si je ne restitue pas, je serai damn ! È Un de ses fils impies ne craignit pas de lui dire : Ç Mon pre, vous craignez donc l'enfer ? Allez, l'on s'habitue tout : dans huit jours, vous y serez accoutum... È
Eh bien, M.F., que concluons-nous de tout cela ? Que vous tes fameusement aveugles ! Vous perdez vos mes pour laisser quelques pouces de terre, ou quelques biens de fortune vos enfants, qui, loin de vous en savoir gr, se moqueront de vous, tandis que vous brlerez dans les flammes. Finissons en disant que nous sommes des insenss, de ne penser qu' amasser des biens, qui nous rendent malheureux quand nous les recueillons, pendant que nous les possdons, quand nous les quittons, et encore pendant l'ternit. Soyons plus sages, M.F., attachons-nous ces biens qui nous suivront dans l'autre vie, et feront notre bonheur pendant des jours sans fin : ce que je vous souhaite...
[1]
Os. iv, 2
[2]
Job, i, 21.
[3]
I, Tim. vi, 9.
[4] Ep. St. Ad Macedonium, cap. vi, 22.
[5]
Zach. v, 3-4.
[6]
III Reg, xxi.
[7]
IV Reg. ix.
[8]
Iv, Reg. x, 7.
[9] Voir dans Ribadeneira, au 26 fvrier, la vie de Saint Victor dÕArcis-sur-Aube.
[10] Cette vision ne se trouve pas dans le prophte Zacharie.
[11] Une servante
[12] Un domestique
[13] Champ de rave
[14] Qui lui aura donn ce chanvre pour son gage.
[15] A forfait
[16] Feront mal
[17] Mesures
[18] Jeune arbre flexible
[19] Un lien de gerbe
[20] Des filous
[21] Demeurez en repos
[22] Gages