CHAPITRE SEIZIEME


    De l' humilité. De la contemplation. Que Dieu en donne tout d' un coup à certaines ames une connoissance passagere. De l' application continuelle que l' on doit avoir à Dieu. Qu' il faut aspirer à ce qui est le plus parfait.

    Ne vous imaginez pas, mes filles, que je sois desja entrée fort avant dans ce discours, puis que je ne fais encore comme l' on dit d' ordinaire que de preparer le jeu. Vous m' avez priée de vous instruire du commencement de l' oraison : et j' avouë que je n' en sçay point d' autre que la pratique de ces vertus, quoy que Dieu ne m' ait pas conduite par celuy-cy, puis que je n' ay pas mesme le commencement des dispositions saintes dont j' ay parlé. Ainsi vous avez sujet de croire, pour continuer à me servir de la comparaison du jeu des échets, que celle qui ne sçait pas seulement arranger les pieces n' a garde de bien joüer ny de pouvoir gagner la partie. Que si vous trouvez étrange que je vous parle d' un jeu que l' on ignore et que l' on doit ignorer en cette maison, jugez par là quelle personne Dieu vous a donnée pour mere, puis que j' ay mesme sçû autrefois une chose si vaine et si inutile. On dit neanmoins que ce jeu est permis en quelques rencontres. Et combien nous seroit-il non seulement permis, mais avantageux de l' imiter en quelque sorte, en pratiquant les vertus avec tant d' ardeur que ce divin roy pûst estre reduit en peu de temps à ne pouvoir ny à ne vouloir plus s' échaper d' entre nos mains ? La dame est celle de toutes les pieces qui luy fait le plus la guerre, les autres ne faisant que la soûtenir : et dans la guerre sainte dont je veux parler, l' humilité est cette dame qui le presse le plus de se rendre. C' est elle qui l' a tiré du ciel pour le faire descendre dans le sein de la Sainte Vierge : et c' est par elle que nous pouvons avec un seul de nos cheveux, comme dit l' epoux dans le cantique le tirer à nous pour le faire venir dans nos ames. Ainsi ne doutez point, mes filles, qu' à proportion de vostre humilité vous ne possediez plus ou moins cette majesté infinie. Car j' avouë ne pouvoir comprendre qu' il y ait de l' humilité sans amour, non plus que de l' amour sans humilité ; ny que l' on arrive à la perfection de ces deux vertus sans entrer dans un grand détachement de toutes les choses creées. Que si vous me demandez pourquoy je vous parle des vertus puis que vous avez tant de livres qui en traitent, et que vous ne desirez d' apprendre de moy que ce qui regarde la contemplation, je répons que si vous eussiez voulu que je vous parlasse de la meditation je l' aurois pû faire, et vous conseiller à toutes de la pratiquer, quand mesme vous n' auriez pas les vertus, parce que c' est par là qu' il faut commencer afin de les aquerir, parce que cela est important à la vie de l' ame, et parce qu' il n' y a point de chrestien quelque grand pecheur qu' il puisse estre, qui manque d' en user de la sorte lors que Dieu luy ouvre les yeux pour le rendre capable d' un si grand bonheur. Je l' ay desja écrit ailleurs aprés plusieurs autres qui sçavent aussi bien ce qu' ils disent comme il est certain que je l' ignore ; mais il suffit que Dieu le sçache. La contemplation, mes filles, est une chose differente de ce que je viens de dire, et c' est en quoy l' on se trompe. Car lors qu' une personne donne quelque temps chaque jour à penser à ses pechez, ce qu' il n' y a point de chrestien qui ne doive faire à moins que de ne l' estre que de nom, on dit aussi-tost que c' est un grand contemplatif, et l' on veut qu' il ait toutes les vertus que doivent avoir ceux qui le sont veritablement ; luy-mesme plus que nul autre le prétend aussi. Mais c' est errer dans les principes : c' est ne sçavoir pas seulement arranger son jeu ; et c' est croire qu' il suffit de connoistre les pieces pour pouvoir donner échec et mat : cela mes filles ne va pas ainsi : car ce roy de gloire ne se rend et ne se donne qu' à celuy qui se donne tout entier à luy. Ainsi si vous desirez que je vous montre le chemin qui meine à la contemplation, souffrez que je m' étende un peu sur ce sujet quoy que les choses que je vous diray ne vous paroissent pas d' abord fort importantes, puis qu' à mon avis elles le sont. Que si vous ne les voulez pas entendre ny les pratiquer, demeurez donc durant toute vostre vie avec vostre oraison mentale : car je vous assure et tous ceux qui aspirent à ce bon-heur, que vous n' arriverez jamais à la veritable contemplation. Il se peut faire neanmoins que je me trompe, parce que je juge des autres par moy-mesme qui ay travaillé durant vingt ans pour l' acquerir. Comme quelques-unes de vous ne sçavent ce que c' est qu' oraison mentale je veux maintenant vous en parler : et Dieu veüille que nous la pratiquions aussi-bien qu' elle le doit estre. Mais je crains que nous n' ayons beaucoup de peine d' en venir à bout si nous ne travaillons pour acquerir les vertus, quoy que non pas en un si haut degré qu' il est besoin de les avoir pour arriver jusques à la contemplation. Je dis donc que le roy de gloire ne viendra jamais dans nos ames jusques à s' unir à elles, si nous ne nous efforçons d' acquerir les grandes vertus. Surquoy je m' explique, parce que si vous me surpreniez à vous dire quelque chose qui ne fust pas veritable vous ne me croiriez plus en rien, et auriez raison si je le faisois à dessein : mais Dieu me garde de tomber dans une si grande faute. Si cela m' arrive ce ne sera que manque d' intelligence. Ce que je veux dire est donc que Dieu fait quelquefois une si grande faveur à des personnes qui sont en mauvais estat qu' il les éleve jusques à la contemplation, afin de les retirer par ce moyen d' entre les mains du démon. ô mon seigneur, combien de fois vous engageons-nous d' en venir aux prises avec luy : et ne vous suffit-il pas que pour nous apprendre à le vaincre, vous ayez bien voulu souffrir qu' il vous ait pris entre ses bras quand il vous porta sur le haut du temple ? Quel spectacle fut-ce alors, mes filles, de voir le soleil de justice enfermé par les tenebres : et quelle dût estre la terreur de cét esprit mal-heureux, quoy qu' il ignorast qu' il estoit celuy qu' il portoit, parce que Dieu ne luy permit pas de le connoistre ? Pouvons-nous trop admirer une si grande bonté et une si grande misericorde ; et quelle honte ne doivent point avoir les chrestiens de l' engager tous les jours à lutter encore avec un monstre si horrible ? Certes, mon Dieu, vous aviez besoin pour le vaincre d' une aussi grande force qu' est la vostre : mais comment n' avez-vous point esté affoibly par tant de tourmens que vous avez soufferts à la croix ? ô qu' il est bien-vray que l' amour repare tout ce qu' il fait souffrir ! Et ainsi je croy, mon sauveur, que si vous eussiez voulu survivre à vos tourmens et à vos douleurs, le mesme amour qui vous les fit endurer auroit sans nul autre remede refermé vos playes. ô mon Dieu, si je pouvois avoir ce mesme amour dans toutes les choses qui me causent de la peine et de la douleur, que je souhaiterois de bon coeur toutes les souffrances, estant assurée d' estre guerie de mes maux par un remede si divin et si salutaire. Mais pour revenir à ce que je disois, il y a certaines ames que Dieu connoissant qu' il peut ramener par ce moyen quoy qu' elles soient entierement abandonnées au peché, il ne veut pas qu' il tienne à luy de leur faire cette grace. Ainsi, bien qu' elles soient en mauvais estat et destituées de toute vertu, il leur fait sentir des douceurs, des consolations et des tendresses qui commencent à émouvoir leurs desirs. Et quelquefois mesme, mais rarement, il les fait entrer dans une contemplation qui dure peu, afin d' éprouver, comme j' ay dit, si ces faveurs les disposeront à s' approcher souvent de luy. Que si elles ne les portent pas à les desirer, elles me pardonneront, ou pour mieux dire, vous me pardonnerez s' il vous plaist, mon Dieu, si j' ose croire qu' il n' y a gueres de plus grand malheur, que lors qu' aprés que vous avez fait l' honneur à une ame de vous approcher ainsi d' elle, elle vous quite pour se rapprocher des choses de la terre et s' y attacher. Je croy qu' il y a plusieurs personnes que Dieu éprouve en cette sorte, et que peu se disposent à joüir d' une si grande faveur. Mais pourvû qu' il ne tienne pas à nous que nous n' en tirions de l' avantage, je tiens pour certain qu' il ne cesse point de nous assister jusques à ce que nous arrivions à une plus grande perfection : au lieu que quand nous ne nous donnons pas à luy aussi pleinement qu' il se donne à nous, c' est beaucoup qu' il nous laisse dans l' oraison mentale, et nous visite de temps en temps ainsi que des serviteurs qui travaillent à sa vigne. Car quant aux autres, ce sont ses enfans bien-aimez qu' il ne perd et ne veut jamais perdre de vûë, non plus qu' eux s' éloigner de luy. Il les fait assoir à sa table et les nourrit des mesmes viandes dont il se nourrit luy-mesme. Quel bonheur, mes filles, de n' avoir point d' autre soin que de se rendre dignes d' une si grande faveur ! ô bienheureux abandonnement de toutes les choses basses et méprisables qui nous éleve si haut. Quand tout le monde ensemble parleroit à nostre desavantage, quel mal nous en pourroit-il arriver estant en la protection et comme entre les bras de Dieu ? Puis qu' il est tout-puissant, il n' y a point de maux dont il ne soit capable de nous delivrer. Une seule de ses paroles a creé le monde : et vouloir et faire ne sont en luy qu' une mesme chose. Ne craignez donc point si vous l' aimez, qu' il permette que l' on parle contre vous, que pour vostre plus grande utilité. Il aime trop ceux qui l' aiment pour en user d' une autre sorte. Et pourquoy donc ne luy témoignerons-nous pas tout l' amour qui sera en nostre pouvoir ? Considerez je vous prie quel heureux échange ce nous est de luy donner nostre coeur pour avoir le sien, luy qui peut tout, et nous qui ne pouvons rien sinon ce qu' il nous fait pouvoir. Qu' est-ce donc que nous faisons pour vous, ô mon Dieu, qui faites que nous sommes tout ce que nous sommes, puis que nous ne devons considerer que comme un neant cette foible resolution que nous avons prise de vous servir ? Que si toutefois, mes soeurs, sa souveraine majesté veut que nous achetions tout de luy en luy donnant ce rien que nous sommes, ne soyons pas si folles que de refuser une si grande faveur. Tout nostre mal vient, mon Dieu, de n' avoir pas toûjours les yeux arrestez sur vous. Car nous arriverions bien-tost où nous pretendons d' aller si nous ne détournions point nos yeux de dessus vous qui estes la voye et le chemin comme vous nous l' avez dit. Mais parce que nous n' avons pas cette attention, nous bronchons, nous tombons, nous retombons, et enfin nous nous égarons ; parce, je le repete encore, que nous n' avons pas soin d' arrester sans cesse nostre vûë sur ce chemin veritable par lequel nous devons marcher. En verité c' est une chose déplorable que la maniere dont cela se passe quelquefois. Il semble que nous ne soyons pas chrestiens et que nous n' ayons jamais lû la passion de nostre seigneur. Car si l' on nous méprise en la moindre chose, on ne peut le souffrir, on le trouve insupportable, et on dit aussi-tost : nous ne sommes pas des saints. Dieu nous garde, mes filles, lors que nous tombons dans quelque imperfection de dire : nous ne sommes pas des saintes : nous ne sommes pas des anges. Considerez qu' encore qu' il soit vray que nous ne soyons pas des saintes, il nous est utile de penser que nous pouvons le devenir, pourvû que nous fassions tous nos efforts, et que Dieu veüille nous tendre les bras. Sur quoy nous ne devons point craindre qu' il tienne à luy, s' il voit qu' il ne tient pas à nous. Puis donc que nous ne sommes venuës icy à autre dessein, mettons courageusement la main à l' oeuvre, et croyons qu' il n' y a rien de si parfait dans son service que nous ne devions nous promettre d' accomplir par son assistance. Je voudrois de tout mon coeur que cette sorte de presomption se trouvast dans ce monastere, parce qu' elle fait croistre l' humilité, et donne une sainte hardiesse, qui ne peut estre que tres-utile, à cause que Dieu qui ne fait acception de personne, assiste toûjours ceux qui sont courageux dans son service. J' ay fait une grande digression ; et il faut revenir où j' en estois. Il s' agit de sçavoir ce que c' est qu' oraison mentale, et ce que c' est que contemplation. Sur quoy j' avoüe qu' il paroist impertinent que j' entreprenne d' en parler : mais vous recevez si bien tout ce qui vient de moy, qu' il pourra arriver que vous le comprendrez mieux dans mon stile simple et grossier que dans des livres fort éloquens. Dieu me fasse s' il luy plait la grace de m' en pouvoir aquiter. Ainsi soit-il.