CHAPITRE VINGT-SIXIEME

    Des moyens de recueillir ses pensées pour tascher de joindre l' oraison mentale à la vocale.

    Il faut revenir maintenant à nostre oraison vocale, afin d' apprendre à prier de telle sorte en cette maniere, qu' encore que nous ne nous en appercevions pas, Dieu y joigne aussi l' oraison mentale. Vous sçavez qu' il faut la commencer par l' examen de conscience ; puis dire le confiteor , et faire le signe de la croix. Mais estant seules lors que vous vous employez à une si sainte occupation, taschez, mes filles, d' avoir compagnie. Et quelle meilleure compagnie pourrez-vous avoir que celuy-là mesme qui vous a enseigné l' oraison que vous allez dire ? Imaginez-vous donc, mes soeurs, que vous estes avec nostre seigneur Jesus-Christ : considerez avec combien d' amour et d' humilité il vous a appris à faire cette priere ; et croyez-moy ne vous éloignez jamais si vous pouvez d' un amy si parfait et si veritable. Que si vous vous accoûtumez à demeurer avec luy, et qu' il connoisse que vous desirez de tout vostre coeur non seulement de ne le perdre point de vûë, mais de faire tout ce qui sera en vostre puissance pour essayer de luy plaire, vous ne pourrez comme l' on dit d' ordinaire, le chasser d' auprés de vous : jamais il ne vous abandonnera : il vous assistera dans tous vos besoins ; et quelque part que vous alliez il vous tiendra toûjours compagnie. Or croyez-vous que ce soit un bonheur et un secours peu considerable que d' avoir sans cesse à ses costez un tel amy ? ô mes soeurs, vous qui ne sçauriez beaucoup discourir avec l' entendement, ny porter vos pensées à mediter sans vous trouver aussi-tost distraites, accoûtumez-vous, je vous en prie à ce que je viens de dire. Je sçay par ma propre experience que vous le pouvez : car j' ay passé plusieurs années dans cette peine de ne pouvoir arrester mon esprit durant l' oraison, et j' avoüe qu' elle est tres-grande. Mais si nous demandons à Dieu avec humilité qu' il nous en soulage, il est si bon qu' assurément il ne nous laissera pas ainsi seules, et nous viendra tenir compagnie. Que si nous ne pouvons aquerir ce bonheur en un an, aquerons-le en plusieurs années. Car doit-on plaindre le temps à une occupation où il est si utilement employé ? Et qui nous empesche de l' y employer ? Je vous dis encore, que l' on peut s' y accoûtumer en travaillant à s' approcher toûjours d' un si bon maistre. Je ne vous demande pas neanmoins de penser continuellement à luy, de former plusieurs raisonnemens, et d' appliquer vostre esprit à faire de grandes et de subtiles considerations : mais je vous demande seulement de le regarder. Car si vous ne pouvez faire davantage, qui vous empesche de tenir au moins durant un peu de temps les yeux de vostre ame attachez sur cet adorable epoux de vos ames ? Quoy ? Vous pouvez bien regarder des choses difformes, et vous ne pourriez pas regarder le plus beau de tous les objets imaginables ? Que si aprés l' avoir consideré vous ne le trouvez pas beau, je vous permets de ne le plus regarder, quoy que cet epoux celeste ne cesse jamais de tenir ses yeux arrestez sur vous. Helas ! Encore qu' il ait souffert de vous mille indignitez il ne laisse pas de vous regarder : et vous croiriez faire un grand effort si vous détourniez vos regards des choses exterieures pour les jetter quelquefois sur luy ? Considerez, comme le dit l' epouse dans le cantique, qu' il ne desire autre chose sinon que nous le regardions. Ainsi pourvû que vous le cherchiez vous le trouverez tel que vous le desirerez. Car il prend tant de plaisir à voir que nous attachions nostre vûë sur luy, qu' il n' y a rien qu' il ne fasse pour nous y porter. On dit que les femmes pour bien vivre avec leurs maris doivent suivre tous leurs sentimens, témoigner de la tristesse lors qu' ils sont tristes, et de la joye quand ils sont gais, quoy qu' elles n' en ayent point dans le coeur : (ce qui en passant vous doit faire remarquer, mes soeurs, de quelle sujetion il a plû à Dieu de nous délivrer). C' est-là veritablement et sans rien exagerer de quelle sorte nostre seigneur traite avec nous : car il veut que nous soyons les maistresses : il s' assujetit à nos desirs, et se conforme à nos sentimens. Ainsi si vous estes dans la joye considerez-le ressuscité : et alors quel contentement sera le vostre de le voir sortir du tombeau tout éclatant de perfections, tout brillant de majesté, tout resplendissant de lumiere, et tout comblé du plaisir que donne à un victorieux le gain d' une sanglante bataille qui le rend maistre d' un si grand royaume qu' il a conquis seulement pour vous le donner. Pourrez-vous aprés cela croire que c' est beaucoup faire de jetter quelquefois les yeux sur celuy qui veut ainsi vous mettre le sceptre à la main et la couronne sur la teste ? Que si vous estes tristes ou dans la souffrance, considerez-le allant au jardin, et jugez quelles doivent estre les peines dont son ame estoit accablée, puis qu' encore qu' il fust non seulement patient, mais la patience mesme, il ne laissa pas de faire connoistre sa tristesse et de s' en plaindre. Considerez-le attaché à la colomne par l' excés de l' amour qu' il a pour nous, accablé de douleurs, déchiré à coups de foüet, persecuté des uns, outragé des autres, transy de froid, renoncé et abandonné par ses amis, et dans une si grande solitude qu' il vous sera facile de vous consoler avec luy seule à seul. Ou bien considerez-le chargé de sa croix sans que mesme en cet estat on luy donne le temps de respirer. Car pourvû que vous taschiez de vous consoler avec ce divin sauveur, et que vous tourniez la teste de son costé pour le regarder, il oubliera ses douleurs pour faire cesser les vostres : et quoy que ses yeux soient tout trempez de ses larmes, sa compassion les luy fera arrester sur vous avec une douceur inconcevable. Si vous sentez, mes filles, que vostre coeur soit attendry en voyant vostre epoux en cet estat : si ne vous contentant pas de le regarder vous prenez plaisir de vous entretenir avec luy, non par des discours étudiez, mais avec des paroles simples qui luy témoignent combien ce qu' il souffre vous est sensible : ce sera alors que vous pourrez luy dire : ô seigneur du monde et vray epoux de mon ame, est-il possible que vous vous trouviez reduit à une telle extremité ? ô mon sauveur et mon Dieu, est-il possible que vous ne dédaigniez pas la compagnie d' une aussi vile creature que je suis ? Car il me semble que je remarque à vostre visage que vous tirez quelque consolation de moy. Comment se peut-il faire, que les anges vous laissent seul, et que vostre pere vous abandonne sans vous consoler ? Puis donc que cela est ainsi, et que vous voulez bien tant souffrir pour l' amour de moy ; qu' est-ce que ce peu que je souffre pour l' amour de vous, et dequoy me puis-je plaindre ? Je suis tellement confuse de vous avoir vû en ce déplorable estat, que je suis resoluë de souffrir tous les maux qui me pourront arriver, et de les considerer comme des biens, afin de vous imiter en quelque chose. Marchons donc ensemble, mon sauveur, je suis resoluë de vous suivre en quelque part que vous alliez, et je passeray par tout où vous passerez. Embrassez ainsi, mes filles, la croix de vostre divin redempteur : et pourvû que vous le soulagiez en luy aidant à la porter, souffrez sans peine que les juifs vous foulent aux pieds : méprisez tout ce qu' ils vous diront : fermez les oreilles à leurs insolences : et quoy que vous trébuchiez et que vous tombiez avec vostre saint epoux n' abandonnez point cette croix. Considerez l' excés inconcevable de ses souffrances : et quelque grandes que vous vous imaginiez que soient les vostres, et quelque sensibles qu' elles vous soient, elles vous sembleront si legeres en comparaison des siennes que vous vous trouverez toutes consolées. Vous me demanderez peut-estre, mes soeurs, comment cela se peut pratiquer, et me direz que si vous aviez pû voir des yeux du corps nostre sauveur lors qu' il estoit dans le monde, vous auriez avec joye suivy ce conseil sans les détourner jamais de dessus luy. N' ayez point je vous prie cette creance. Quiconque ne veut pas maintenant faire un peu d' effort pour se recueillir et le regarder au dedans de soy, ce qui se peut sans aucun peril et en y apportant seulement un peu de soin, auroit beaucoup moins pû se resoudre à demeurer avec la Madelaine au pied de la croix lors qu' il auroit eu devant ses yeux l' objet de la mort. Car quelles ont esté à vostre avis les souffrances de la glorieuse Vierge et de cette bienheureuse sainte ? Que de menaces ! Que de paroles injurieuses ! Que de rebuts et que de mauvais traitemens ces ministres du démon ne leur firent-ils point éprouver ? Ce qu' elles endurerent devoit sans doute estre bien terrible : mais comme elles estoient plus touchées de ces souffrances du fils de Dieu que des leurs propres, une plus grande douleur en étouffoit une moindre. Ainsi, mes soeurs, vous ne devez pas vous persuader que vous auriez pû supporter de si grands maux, puis que vous ne sçauriez maintenant en souffrir de si petits. Mais en vous y exerçant vous pourrez passer des uns aux autres. Pour vous y aider choisissez entre les images de nostre seigneur celle qui vous donnera le plus de devotion, non pour la porter seulement sur vous sans la regarder jamais ; mais pour vous faire souvenir de parler souvent à luy ; et il ne manquera pas de vous mettre dans le coeur et dans la bouche ce que vous aurez à luy dire. Puis que vous parlez bien à d' autres personnes, comment les paroles vous pourroient-elles manquer pour vous entretenir avec Dieu ? Ne le croyez pas, mes soeurs. Et pour moy je ne sçaurois croire que cela puisse arriver pourvû que vous vous y exerciez. Car si vous ne le faites, qui doute que les paroles ne vous manquent, puis qu' en cessant de converser avec une personne elle nous devient comme étrangere, quand mesme elle nous seroit conjointe de parenté, et nous ne sçavons que luy dire, parce que la parenté et l' amitié s' évanoüissent lors que la communication cesse. C' est aussi un autre fort bon moyen pour s' entretenir avec Dieu que de prendre un livre en langue vulgaire, afin de recueillir l' entendement pour pouvoir bien faire ensuite l' oraison vocale, et pour y accoûtumer l' ame peu à peu par de saints artifices et de saints attraits, sans la dégoûter ny l' intimider. Representez-vous que depuis plusieurs années vous estes comme une femme qui a quité son mary, et que l' on ne sçauroit porter à retourner avec luy sans user de beaucoup d' adresse. Voilà l' estat où le peché nous a reduits. Nostre ame est si accoûtumée à se laisser emporter à tous ses plaisirs, ou pour mieux dire à toutes ses peines, qu' elle ne se connoist plus elle-mesme. Ainsi pour faire qu' elle veüille retourner en sa maison, il faut user de mille artifices : car autrement, et si nous n' y travaillons peu à peu, nous ne pourrons jamais en venir à bout. Mais je vous assure encore que pourvû que vous pratiquiez avec grand soin ce que je viens de vous dire, le profit que vous en ferez sera tel que nulles paroles ne sont capables de l' exprimer. Tenez-vous donc toûjours auprés de ce divin maistre avec un tres-grand desir d' apprendre ce qu' il vous enseignera. Il vous rendra sans doute de bonnes disciples, et ne vous abandonnera point, à moins que vous ne l' abandonniez vous-mesmes. Considerez attentivement toutes ses paroles. Les premieres qu' il prononcera vous feront connoistre l' extreme amour qu' il vous porte. Et que peut-il y avoir de plus doux et de plus agreable à un bon disciple que de voir que son maistre l' aime ?