CHAPITRE TRENTE-HUITIEME

    Sur ces paroles du pater : et ne nous laissez pas succomber à la tentation ; mais délivrez-nous du mal. et que les parfaits ne demandent point à Dieu d' estre délivrez de leurs peines. Divers moyens dont le démon se sert pour tenter les personnes religieuses. et de l' humilité, de la patience, et de la pauvreté. puisque nous faisons ces demandes nous avons sujet de croire qu' elles nous sont fort importantes.

    Pour moy, mes soeurs, je tiens que les parfaits ne demandent point à Dieu d' estre délivrez de leurs peines, de leurs tentations et de leurs combats, parce que ce leur sont des preuves indubitables que leur contemplation et les faveurs qu' ils y reçoivent procedent de son esprit, et qu' ainsi au lieu d' apprehender ces travaux, ils les desirent, ils les demandent, et ils les aiment. En quoy ils ressemblent aux soldats qui ne souhaitent rien tant que la guerre, parce qu' ils esperent d' y faire fortune, et que dans la paix n' ayant que leur solde ils ne sçauroient s' enrichir. Croyez-moy, mes filles, les soldats de Jesus-Christ qui sont les contemplatifs, ne voyent jamais trop tost à leur gré venir l' heure du combat. Ils craignent peu leurs ennemis visibles et découvers et n' ont garde de s' enfuir devant eux, parce qu' ils sçavent que leurs forces estant impuissantes contre celles de Dieu qui les soûtient, ils en demeureront toûjours victorieux. Les seuls ennemis qu' ils apprehendent avec raison, et dont ils demandent à Dieu qu' il les delivre, sont ces ennemis cachez, ces demons qui combatent en trahison et avec finesse, qui se transforment en des anges de lumiere, qui nous font tomber dans leurs embusches, sans que nous nous en appercevions, et qui ne se laissent connoistre qu' aprés avoir beu le sang de nostre ame et ravy ce que nous avons de vertu. Nous devons souvent, mes filles, demander à Dieu dans cette sainte priere qu' il nous delivre de ces ennemis secrets, et qu' il ne permette pas qu' estant trompées par leurs artifices nous succombions à la tentation ; nous devons le prier qu' il nous découvre le venin dont ils veulent nous empoisonner, et qu' il dissipe les tenebres dont ils nous offusquent pour nous empescher de voir sa lumiere. Ce n' est donc pas sans raison que cet adorable maistre nous apprend à faire cette demande qu' il adresse pour nous à son pere ; et vous devez remarquer, que ces malheureux esprits nous nuisent en plusieurs manieres. Car ne vous imaginez pas que le seul mal qu' ils nous procurent soit de nous persuader que ces douceurs et ces consolations qu' ils nous font malicieusement ressentir durant l' oraison viennent de Dieu. Au contraire c' est en quelque sorte à mon avis le moindre mal qu' ils nous puissent faire : et il pourra mesme arriver que ce nous sera un sujet de nous avancer, parce que dans l' ignorance que cela procede du demon, et dans la creance qu' il vient de Dieu, ce plaisir que l' on reçoit dans l' oraison fait que l' on s' y occupe davantage ; que se reconnoissant indigne de ces graces on en remercie sans cesse Dieu ; qu' on s' estime plus obligé de le servir, et qu' on s' efforce de l' engager par une humble reconnoissance à ajoûter de nouvelles faveurs aux premieres. Travaillez continuellement, mes soeurs, pour acquerir l' humilité : reconnoissez que vous n' estes pas dignes de ces faveurs, et ne les recherchez point. Par ce moyen le diable au lieu de gagner des ames en perd beaucoup à mon avis de celles dont il croit pouvoir procurer la perte, et Dieu tire nostre bien du mal qu' il nous vouloit faire. Car le Seigneur est fidelle en ses promesses ; et voyant que nostre intention dans l' oraison est de le contenter et de le servir, il demeure satisfait de nous. Mais nous devons estre sur nos gardes, de peur que nostre ennemy n' affoiblisse nostre humilité par quelques pensées de vaine gloire, dont il faut bien prier Dieu qu' il nous delivre : et ne craignez pas, mes filles, qu' il permette que vous receviez long-temps des consolations qui viennent d' un autre que de luy. Le plus grand prejudice que le demon nous pourroit faire sans que nous nous en apperceussions seroit de nous persuader que nous aurions des vertus que nous n' avons pas. Car au lieu que dans les douceurs et les consolations dont j' ay parlé, nous ne pouvons avoir d' autres pensées sinon que ces faveurs que nous croyons recevoir de Dieu nous obligent à le servir avec encore plus d' ardeur : icy il nous semble au contraire que c' est nous qui luy donnons et qui le servons, et qu' il est de sa bonté de nous en recompenser. Cette creance fait peu à peu un extrême tort, parce qu' elle diminuë l' humilité, et porte à negliger d' acquerir les vertus que l' on croit déja posseder. Ainsi s' estimant estre en asseurance on tombe sans s' en appercevoir dans un piege d' où l' on ne sçauroit se retirer. Car encore que ce ne soit pas un visible peché mortel capable de precipiter l' ame dans l' enfer, il l' affoiblit de telle sorte qu' elle ne peut plus marcher dans ce chemin dont j' ay commencé à vous parler. Je vous asseure que cette tentation est tres-perilleuse : et j' en ay tant d' experience que je puis hardiment vous en parler, quoy que ce ne soit pas si bien que je le voudrois. Quel remede donc y a-t-il, mes soeurs ? Je n' en trouve point de meilleur que celuy que nostre divin maistre nous enseigne, qui est de prier dans cette oraison son pere eternel de ne permettre pas que nous succombions à la tentation. J' y en ajoûteray un autre : c' est que s' il nous semble que nostre Seigneur nous a donné quelque vertu, nous devons la considerer comme un bien que nous avons receu de luy et qu' il peut à toute heure nous oster, ainsi qu' il arrive souvent par l' ordre de sa providence. Ne l' avez-vous jamais éprouvé, mes filles ? Si vous dites que non, je n' en diray pas de mesme. Car quelquefois il me semble que je suis fort détachée ; et lors que j' en viens à l' épreuve je trouve en effet que je la suis. D' autres fois je me trouve si attachée, et à des choses dont je me serois peut-estre mocquée le jour precedent, que je ne me connois plus moy-mesme. Quelquefois je me sens avoir tant de coeur qu' il me semble que s' il s' offroit des occasions de servir Dieu rien ne seroit capable de m' étonner : et en effet je trouve que cela est veritable dans quelques-unes. Mais le lendemain je me voy dans une telle lâcheté que je n' aurois pas le courage de tuer une fourmy pour l' amour de luy si j' y rencontrois la moindre contradiction. Quelquefois je m' imagine que quoy que l' on pût dire à mon prejudice et quelque murmure qui s' élevast contre moy, je le souffrirois sans aucune peine ; et j' ay reconnu en diverses rencontres que je ne m' estois pas trompée, puisque j' en avois mesme de la joye. Et en d' autres temps les moindres paroles m' affligent si fort que je voudrois estre hors du monde, tant tout ce que j' y voy me déplaist. En tout cela je ne suis pas seule : car j' ay remarqué les mesmes choses en plusieurs personnes meilleures que moy, et je sçay qu' en effet elles se passent de la sorte. Que s' il est ainsi, mes soeurs, qui sera celuy qui pourra dire que son ame est enrichie de vertus, puisque dans le temps où l' on en a le plus de besoin on trouve que l' on n' en a point ? Gardons-nous donc bien de concevoir de telles pensées. Reconnoissons au contraire que nous sommes pauvres, et ne nous endebtons pas sans avoir dequoy payer en nous attribuant des vertus qui ne nous appartiennent point. Le tresor de nostre ame est dans les mains de Dieu et non dans les nostres ; et nous ne sçavons pas quand il luy plaira de nous laisser dans la prison de nostre pauvreté et de nostre misere sans nous rien donner. Que sçavons-nous si lors que les autres nous tiennent pour bonnes et que nous croyons l' estre, il continuëra à nous faire part de ses graces : ou s' il ne voudra pas les retirer comme estant un bien que nous ne possedons que par emprunt ; ce qui nous rendroit dignes d' estre mocquées de tout le monde, et particulierement de ceux qui nous auroient eu en quelque estime ? Il est vray que pourveu que nous le servions avec humilité il nous secourt enfin dans nos besoins : mais si cette vertu ne nous accompagne et ne nous suit pas à pas il nous abandonnera, et nous fera en cela mesme une grande misericorde, puis que ce chastiment nous apprendra que nous ne sçaurions trop estimer cette vertu, et que nous n' avons quoy que ce soit que ce qu' il nous donne par sa grace. Voicy un autre avis que je vous donne. Le démon nous persuade quelquefois que nous avons une vertu ; comme par exemple la patience, parce que nous nous resolvons de la pratiquer ; parce que nous faisons souvent des actes du desir que nous avons de souffrir beaucoup pour Dieu, et parce qu' il nous semble que ce desir est veritable. Ainsi nous demeurons fort satisfaites à cause que le démon nous aide à nous confirmer dans cette creance. Mais gardez-vous bien je vous prie de faire cas de ces sortes de vertus, de penser les connoistre, si ce n' est de nom ; et de vous persuader que Dieu vous les a données jusques à ce que vous le sçachiez par experience. Car il pourra arriver qu' à la moindre parole que l' on vous dira et qui ne vous plaira pas, toute cette patience pretenduë s' évanoüira. Quand vous aurez beaucoup souffert, rendez alors graces à Dieu de ce qu' il commence à vous instruire dans cette vertu, et efforcez-vous de continuer à souffrir avec grand courage, puis que ces souffrances font voir qu' il veut que vous luy payïez la patience qu' il vous a donnée par l' exercice de cette mesme patience, en ne la considerant que comme un dépost qu' il vous a mis entre les mains. Voicy un autre artifice du démon. Il vous represente que vous estes pauvre, et il a en cela quelque raison ; soit parce que vous avez fait voeu de pauvreté comme tous les religieux, ou parce que vous desirez dans vostre coeur de la pratiquer, ainsi qu' il arrive aux personnes qui s' adonnent à l' oraison. Ces deux choses estant supposées, l' une que le religieux s' estime pauvre comme ayant fait voeu de l' estre ; et l' autre que le seculier qui est dans la pieté se croit pauvre aussi, parce qu' il desire de l' estre : voicy ce que tous deux disent : je ne desire rien : et si je possede quelque chose, c' est parce que je ne sçaurois m' en passer : car je dois vivre pour servir Dieu qui veut que nous ayons soin de la santé de nostre corps, et mille choses semblables que cet ange de tenebres transformé en ange de lumiere inspire, et qui en apparence sont bonnes. Ainsi il persuade que l' on est veritablement pauvre, que l' on a veritablement la vertu de pauvreté, et que par ce moyen tout est fait. Mais cela ne se pouvant connoitre que par les effets il faut venir à l' épreuve. On jugera par les oeuvres si le seculier est vrayement pauvre : car s' il a trop d' inquietude pour le bien il le fera bien-tost voir ; soit en desirant plus de revenu que la necessité n' en demande ; soit en prenant plus de serviteurs qu' il n' en a besoin ; soit dans l' occasion d' un procés pour quelque chose de temporel, ou soit qu' un pauvre fermier manque à le payer : car il n' en aura pas moins d' inquietude que si autrement il n' avoit pas dequoy vivre. Comme on ne manque jamais de s' excuser, je ne doute point que cette personne ne réponde que ce qu' il fait en ces rencontres n' est que pour empescher que faute de soin son bien ne se perde. Mais je ne pretens pas qu' il l' abandonne : je dis seulement qu' il en doit prendre soin sans empressement. Que si cela reüssit, à la bonne heure. Sinon, qu' il prenne patience : car celuy qui est veritablement pauvre fait si peu de cas de toutes ces choses, qu' encore qu' il y ait des raisons qui l' obligent d' en prendre soin il ne s' en inquiete point, parce qu' il croit ne pouvoir jamais manquer du necessaire ; et que quand mesme il luy manqueroit il ne s' en soucieroit pas beaucoup. Il considere cela comme l' accessoire, et non pas comme le principal ; et ses pensées s' élevant plus haut il ne s' occupe à des choses si basses que par contrainte. Pour ce qui est des religieux ou des religieuses qui sont pauvres, ou qui au moins le doivent estre puis qu' ils en ont fait le voeu, il est vray qu' ils ne possedent rien en propre ; mais c' est souvent parce qu' ils n' ont rien. Que s' il se rencontre qu' une personne leur veüille donner, ce sera une grande merveille s' ils jugent que ce don leur soit superflu. Ils sont bien aises de mettre en reserve quelque chose. S' ils peuvent avoir des habits d' une fine étoffe ils ne pensent point à en demander d' une plus grossiere ; et ils veulent toûjours avoir quelque petite chose qu' ils puissent vendre ou engager, quand ce ne seroit que des livres, afin que s' il leur arrive une maladie ils ayent dequoy se faire traiter mieux qu' à l' ordinaire. Helas pecheresse que je suis ! Est-ce donc là ce que nous avons promis à Dieu lors que nous luy avons promis de renoncer à tous les soins de nous-mesmes pour nous abandonner entierement à sa conduite, quoy qui puisse nous en arriver ? Si nous avions tant de prévoyance pour l' avenir, n' auroit-il pas mieux valu nous assurer quelque revenu que nous aurions pû posseder sans distraction et sans trouble ? Or quoy que cela se puisse faire sans peché, il est bon de remarquer nos imperfections, afin que voyant qu' il y a beaucoup à dire que nous ne possedions cette vertu de la sainte pauvreté, nous la demandions à Dieu et nous efforcions de l' acquerir : au lieu que nous ne nous en mettrions pas beaucoup en peine si nous nous imaginions de l' avoir desja, et demeurerions dans cette fausse persuasion : ce qui seroit encore pis. Il en est de mesme de l' humilité. Il nous semble que nous ne nous soucions point de l' honneur, ny dequoy que ce puisse estre : mais s' il arrive qu' on nous blesse en la moindre chose, on voit aussi-tost et par nos sentimens et par nos actions que nous ne sommes point du tout humbles. Que si au contraire il s' offre quelque chose qui soit honorable et avantageux, on ne le rejette non plus que ces pauvres imparfaits dont j' ay parlé ne rejettent point ce qui leur est profitable : et Dieu veüille que l' on ne travaille pas mesme à le procurer. On a si souvent ces mots en la bouche : je ne desire rien : je ne me soucie de rien ; comme en effet on le pense ainsi ; qu' à force de le dire on se confirme de telle sorte dans cette creance qu' on ne le met pas en doute. Il importe donc extremement de veiller sans cesse sur les choses dont je viens de vous parler qu' en plusieurs autres, puis que chacun sçait que lors que nostre Seigneur nous donne veritablement une seule de ces vertus il semble qu' elle attire aprés elle toutes les autres. à quoy j' ajoûte, qu' encore que vous croyïez les avoir vous devez craindre de vous tromper, parce que celuy qui est vrayement humble doute toûjours de ses vertus propres, et croit celles des autres incomparablement plus grandes et plus veritables que les siennes.