CHAPITRE QUARANTIEME

Que l' amour et la crainte de Dieu joints ensemble sont un puissant remede pour resister aux tentations du démon. Quel sera à la mort, le malheur de ceux qui n' auront pas aimé Dieu, et le bonheur de ceux qui l' auront aimé.

    Ô mon cher maistre, donnez-nous quelque moyen de nous garentir des embusches de nos ennemis dans une guerre si perilleuse. Celuy que sa divine majesté nous donne, mes filles, et dont nous pouvons user hardiment, est de conserver toûjours l' amour et la crainte. L' amour nous pressera de marcher : et la crainte nous fera prendre garde où nous marcherons, afin de ne tomber pas dans un chemin où tant de choses nous peuvent faire broncher, ainsi que sont presque tous ceux où l' on marche dans cette vie : ce sera là le vray moyen de ne pouvoir estre trompées. Vous me demanderez peut-estre à quoy vous pourrez connoistre que vous possedez ces grandes vertus, et vous aurez raison de le demander, puis qu' il est certain que vous ne sçauriez en estre entierement assurées. Car si vous l' estiez d' avoir un veritable amour de Dieu vous le seriez aussi d' estre en grace. Il y en a neanmoins, mes filles, des marques si évidentes qu' il semble que les aveugles mesme les peuvent voir : elles ne sont ny secretes ny cachées ; mais font tant de bruit, que quand vous ne le voudriez pas, vous ne sçauriez ne les point entendre. Le nombre de ceux qui possedent en perfection ces deux qualitez est si petit qu' ils se font aisément remarquer par leur rareté, et d' autant plus connoistre, que plus ils demeurent dans le silence et dans le secret. Cet amour et cette crainte de Dieu sont comme deux places fortes d' où l' on fait la guerre au monde et au démon. Ceux qui aiment Dieu veritablement aiment tout ce qui est bon, veulent tout ce qui est bon, favorisent tout ce qui est bon, loüent tout ce qui est bon, se joignent toûjours avec les bons, les soûtiennent, les défendent, et n' aiment que la verité et les choses dignes d' estre aimées. Car croyez-vous que ceux qui aiment Dieu veritablement puissent aimer ny les vanitez, ny les plaisirs, ny les richesses, ny les honneurs, ny toutes les autres choses du monde ? Croyez-vous qu' ils puissent avoir des contestations, des disputes, de la jalousie et de l' envie ? Helas comment cela se pourroit-il faire, puis que toute leur passion est de contenter celuy qu' ils aiment : puis qu' ils brûlent de desir de se rendre dignes d' estre aimez de luy ; et puis qu' ils donneroient leur vie avec joye s' ils croyoient par ce moyen luy pouvoir plaire davantage ? Lors que l' amour que l' on a pour Dieu est veritable, il est impossible de le cacher. Voyez-en des exemples dans Saint Paul et dans Sainte Madelaine. L' un parut visiblement blessé de l' amour de Dieu dés le troisiéme jour ; et l' autre dés le premier jour. Car l' amour a des degrez differens, et se fait connoistre plus ou moins selon qu' il est plus ou moins fort. S' il est petit : il ne se fait connoistre que peu. S' il est grand : il se fait beaucoup connoistre. Mais par tout où il y a de l' amour de Dieu, soit qu' il soit grand ou qu' il soit petit, il se fait toûjours connoistre. S' il est grand, par de grands effets : s' il est petit, par de petits. Pour revenir à ce que je disois touchant la marque à laquelle on peut juger si les contemplatifs sont trompez par les illusions du démon, il est certain qu' il n' y a jamais en eux peu d' amour. Ou ils ne sont point de vrais contemplatifs, ou leur amour est tres-grand ; et ainsi se fait connoistre en une infinité de manieres. C' est un grand feu qui ne sçauroit manquer à jetter beaucoup de lumiere : et à moins que cela ces contemplatifs doivent marcher avec une grande défiance d' eux-mesmes : croire qu' ils ont sujet de craindre : travailler à en découvrir la cause : recourir à l' oraison : pratiquer l' humilité ; et prier Dieu de ne permettre pas qu' ils succombent à la tentation. Car je voy beaucoup de sujet d' apprehender que nous ne soyons tentez lors que nous ne sentons pas en nous cet amour de Dieu qui est la marque de la veritable pieté. Mais pourvû que vous marchiez toûjours dans l' humilité : que vous vous efforciez de connoistre la verité de ce qui se passe dans vous : que vous vous teniez soûmises à vostre confesseur ; et que vous luy ouvriez vostre coeur avec une entiere sincerité, vous devez croire que le Seigneur est fidelle, qu' il ne vous manquera point, et que vostre esprit estant éloigné de toute malice et de tout orgueil, quelques frayeurs que le démon vous puisse causer et quelques pieges qu' il vous puisse tendre, il vous donnera la vie par les mesmes moyens qu' il vouloit vous donner la mort. Que si vous sentez en vous cet amour de Dieu dont j' ay parlé, et qu' il soit accompagné de la crainte dont je vay parler, réjoüissez vous et soyez tranquilles nonobstant toutes ces fausses terreurs par lesquelles le démon s' efforcera de vous troubler, et qu' il fera que les autres vous donneront afin de vous empescher de joüir d' un si grand bien. Car voyant qu' il ne peut plus esperer de vous gagner, il taschera au moins de vous nuire en quelque sorte, et à ceux qui auroient pû tirer beaucoup d' avantage de la creance qu' ils auroient que Dieu par son infiny pouvoir fait ces faveurs si extraordinaires à une miserable creature. Ce que je dis parce que l' oubly où nous sommes quelquefois de ses anciennes misericordes nous persuade que cela est impossible. Or pensez-vous qu' il importe peu au démon de nous jetter dans ces craintes ? Il fait ainsi deux maux tout ensemble : l' un que ceux qui en entendent parler n' osent s' exercer à l' oraison de peur d' estre aussi trompez : l' autre qu' il y en auroit sans cela beaucoup davantage qui s' approcheroient de Dieu par le desir d' estre tout à luy, voyant comme je l' ay dit, qu' il est si bon qu' il ne dédaigne pas de se communiquer à des pecheurs. Cecy est si veritable que je connois quelques ames qui estant encouragées par cette consideration ont commencé de s' occuper à l' oraison, et ont reçu en peu de temps de si grandes faveurs de Dieu qu' elles sont devenuës veritablement contemplatives. Ainsi, mes soeurs, lors que vous en verrez quelqu' une entre vous à qui nostre Seigneur fera de semblables graces remerciez-l' en extremement ; mais ne vous imaginez pas neanmoins qu' elle soit en assurance. Au contraire assistez-la encore davantage par vos prieres, puis que nul ne peut estre assuré durant qu' il est encore engagé dans les perils d' une mer agitée d' autant de tempestes qu' est cette vie. Vous n' aurez donc pas peine à connoistre cet amour lors qu' il sera veritable : et je ne comprens pas comment il pourroit demeurer caché. Car si l' on dit qu' il est impossible de dissimuler celuy que l' on porte aux creatures, et qu' il se découvre d' autant plus qu' on s' efforce davantage de le couvrir (quoy que j' aye honte d' user de cette comparaison puis que l' amour que l' on a pour elles n' estant fondé que sur un neant il ne merite pas de porter le nom d' amour) comment pourroit-on cacher un amour aussi violent qu' est celuy que l' on a pour Dieu, un amour si juste, un amour qui croist toûjours parce qu' il découvre incessamment mille nouveaux sujets d' aimer sans pouvoir jamais en découvrir aucun de ne pas aimer, et enfin un amour dont le fondement et la recompense est l' amour d' un dieu, qui pour faire que nous ne puissions douter qu' il ne nous aime nous l' a témoigné par tant de travaux et de douleurs, par l' épanchement de tant de sang, et par la perte mesme de sa propre vie ? Helas mon sauveur ! Que celuy qui a éprouvé ces deux amours en discerne bien la difference ! Je supplie vostre divine majesté de nous la faire connoistre avant que nous sortions de cette vie. Car quelle consolation ne nous sera-ce point à l' heure de nostre mort de voir que nous allons estre jugées par celuy que nous aurons aimé sur toutes choses ? Nous luy porterons alors sans crainte la cedule où ce que nous luy devons sera écrit : et nous ne considererons pas le ciel comme une terre étrangere, mais comme nostre veritable patrie, puis qu' elle a pour roy celuy que nous avons tant aimé, et qui nous a tant aimées ; cet amour ayant cet avantage sur tous les amours du monde, que pourvû que nous aimions nous ne pouvons douter que l' on ne nous aime. Considerez, mes filles, combien grand est le bonheur d' avoir cet amour, et quel malheur c' est de ne l' avoir pas, puis que ne l' ayant point on tombe entre les mains de ce tentateur, entre ces mains si cruelles, entre ces mains si ennemies de toute sorte de bien et si amies de toute sorte de mal. Où en sera donc reduite cette pauvre ame lors qu' au sortir des travaux et des douleurs de la mort elle se trouvera entre ces mains barbares et impitoyables ; et qu' au lieu de joüir de quelque repos aprés tant de peines, elle sera precipitée dans l' abisme de l' enfer, où une horrible multitude de serpens l' environneront de toutes parts ? Quel terrible et épouvantable lieu ! Quel déplorable et infortuné sejour ! Que si les personnes qui aiment leurs aises, et qui sont celles qui courent le plus de fortune de tomber dans ce malheur, ont peine à souffrir icy-bas durant une seule nuit une mauvaise hostellerie ; quelle sera à vostre avis la peine qu' elles souffriront à passer toute une eternité dans cette affreuse demeure ? Ne desirons donc point, mes filles, de vivre à nostre aise : nous sommes fort bien comme nous sommes : les incommoditez de la vie presente se peuvent comparer à une nuit qui se passe dans un mauvais giste. Loüons Dieu de ce que nous souffrons ; et efforçons-nous de faire penitence tandis que nous sommes en ce monde. ô combien douce sera la mort de celuy qui aura fait penitence de tous ses pechez, puis qu' il se pourra faire que n' allant point en purgatoire il commencera presque dés cette vie à entrer dans la gloire des bienheureux, et qu' ainsi estant affranchy de toutes sortes de craintes il joüira d' une entiere paix. Ne seroit-ce pas, mes soeurs, une grande lascheté, de n' aspirer point à ce bonheur, puis qu' il n' est pas impossible de l' acquerir ? Au moins demandons à Dieu que si nostre ame en quittant ce corps doit estre dans la souffrance, ce soit en un lieu où nous l' endurions volontiers, où nous esperions qu' elle finira, et où nous ne craignions point que nostre divin epoux cesse de nous aimer, ny qu' il nous prive de sa grace. Prions-le de nous la donner en cette vie, afin de ne point tomber en tentation sans nous en appercevoir et sans le connoistre.